Desjardins
Cartulaire de Conques

Introduction

/xvj/

Conques et Figeac.

Nous avons vu que Pépin d’Aquitaine avait fondé à Figeac une succursale de Conques. Le diplôme de ce roi stipulait que, du vivant de l’abbé Elie ou de sou successeur, les deux maisons demeureraient sons un gouvernement commun, mais qu’ensuite les moines de Figeac pourraient se donner un abbé spécial2.

Usèrent-ils de cette faculté? On n’en saurait douter; car, vers 972, un testament de Raymond Ier, comte de Rouergue et marquis de Gothie, et une bulle de Benoît VI, cités par dom Vaissète3, désignent un abbé de Figeac, Castlo, qui ne se trouve pas dans le catalogue des abbés de Conques. Quelques années après, cependant, les deux monastères étaient réunis; de quelle manière? on l’ignore. Mais il est certain qu’Adalgerius, vers 1019, et Lautardus, au commencement du règne de Henri Ier, les régirent tous les deux ensemble4. → Cronaca di Figeac La chronique de Figeac prétend qu’Adalgerius acheta cette double dignité abbatiale à prix d’argent, et /xvij/ elle insinue que Lautardus pourrait bien avoir été empoisonné à Conques, où il mourut. Quoi qu’il en soit, les religieux de Figeac refusèrent de reconnaître l’autorité d’Odolric, qui fut, après Lautardus, élu abbé de Conques. Odolric invoqua le secours du bras séculier. À sa demande, Bégon de Calmont soumit Figeac à Conques, et décida qu’à l’avenir les supérieurs de Figeac seraient nommés par l’abbé de Conques, avec l’agrément des seigneurs de Calmont1.

Pour échapper au joug de sa rivale, Figeac alla se mettre dans l’obédience de l’abbaye de Cluny, où Hugues de Calmont, père de Bégon, avait pris le froc. Cluny avait alors pour abbé un autre Hugues, qui fut mis au rang des saints. Ce dernier ne s’empressa pas d’accueillir une recrue que lui amenait le dépit. Hugues de Calmont triompha des scrupules de l’abbé de Cluny; mais il mourut peu après, et saint Hugues hésita de nouveau. Sur ces entrefaites, par un revirement inexpliqué, peut-être pour satisfaire aux dernières volontés de son père, Bégon, prenant parti pour Figeac, transporta lui-même, en 1074, à l’abbé de Cluny les droits qu’il avait précédemment assurés à l’abbé de Conques2.

Odolric était mort; son successeur, Etienne II, présent au concile convoqué à Rome en 1076 pour juger l’empereur d’Allemagne, soumit le différend à Grégoire VII3. Le pape, par une bulle datée de 1084, fit droit à sa requête et affirma la suprématie de Conques. Pour le bien de la paix, il consentit à ce que les deux abbés restassent en fonctions, leur vie durant; seulement, après leur mort, le survivant devait réunir dans sa main le gouvernement des deux maisons.

Ce fut Etienne qui disparut le premier. Conques alors refusa de s’incliner devant Ayrald, abbé de Figeac, et au mépris de la sentence pontificale élut Bégon III. Ayrald protesta au concile de Clermont, en 1095. Les moines de Conques, pour se défendre, ne /xviij/ craignirent pas de produire la bulle de Grégoire VII. A la lecture de ce document, le concile déposa Bégon et obligea Conques à obéir à l’abbé de Figeac. « Il y eut alors, dit une bulle d’Urbain II, une telle discorde que le temporel des deux maisons fut compromis et le salut des âmes en péril. »

A ce moment, l’abbé de Cluny intervint dans le différend. La bulle de Grégoire VII, en établissant les droits d’Ayrald à la succession d’Etienne, rattachait néanmoins Figeac à Conques, et par conséquent enlevait à Cluny les droits que ce chef d’ordre tenait de Bégon de Calmont. Le supérieur de l’abbaye bourguignonne prétendit que la bulle invoquée par les adversaires de Figeac avait été expédiée subrepticement, et n’était pas conforme au jugement rendu par le pape. L’affaire fut portée devant le concile de Nîmes, qui, en 1097, imposa un terme aux débats, en séparant Figeac de Conques et en donnant à chacune de ces maisons le droit d’avoir un abbé indépendant, comme l’avait voulu Pépin d’Aquitaine1.

Il est probable que les défenseurs de l’abbaye rouergate ne produisirent jamais au cours du procès le diplôme de 839, qui ne leur aurait pas permis de prétendre que la volonté du fondateur avait soumis Figeac à Conques comme les membres à la tête: ut sicut præcepta regalia monstrabant, perpetuo abbati Conchensi esset subditum et serviret sicut membra capiti2.

De leur côté, les moines de Figeac, qui avaient le bon droit pour eux, le soutinrent par des moyens peu louables. Nous avons un de leurs factums, et il faut convenir qu’il ne respecte guère la vérité. C’est une chronique de leur couvent3. Elle s’arrête justement à l’abbé Ayrald que le concile de Clermont plaça, en 1095, à la tête des deux maisons et que Conques ne voulut pas reconnaître. Dans ce document, on démêle à toutes les lignes la préoccupation de la résistance aux prétentions de la maison ennemie. Conques, ainsi que nous l’avons vu, faisait, au xie siècle, /xix/ remonter son origine à un ermitage contemporain de Charlemagne. Figeac se dit établi par Pépin le Bref. La fondation, attribuée à Pépin d’Aquitaine, n’aurait été qu’une restauration, à la suite d’une invasion des barbares. Quels barbares? on l’ignore. Il est vrai que les Sarrasins franchirent les Pyrénées, en 783, mais on sait qu’ils ne dépassèrent point les bornes de la Septimanie. La même chronique veut que presque tous les abbés de Figeac, à ces époques reculées, aient été sacrés par les Souverains Pontifes. L’indépendance ne suffit plus à son auteur, c’est la suprématie qu’il veut pour sa maison. Suivant lui, au ixe siècle, Conques était dans l’obédience de cette dernière. On aurait fait alors deux croix de dimensions différentes, la plus petite pour Conques, la plus grande pour Figeac, supérieure en dignité. On serait même allé plus loin: Conques, pour une offense envers l’abbé de Figeac, aurait été réduit à l’état de prieuré, et par punition, mis sous la férule d’un jardinier de Figeac. Toutes ces assertions ne s’appuient d’ailleurs sur aucun document. Il résulte du diplôme de Pépin d’Aquitaine que Figeac, fondé en 838, fut peuplé par une colonie de Conques. Quatre seulement des abbés que la chronique de Figeac énumère sont nommés dans les actes authentiques du temps: Castlo, abbé spécial de cette maison1, Adalgerius et Lautardus, abbés communs aux deux monastères, Ayraid qui clôt la liste à la fin du xie siècle2.

J’ai parlé plus haut d’une chronique de Conques3. Ce document ne va pas plus loin que Bégon, contemporain d’Ayrald. Il a donc été rédigé à la même époque, et sans aucun doute dans le même but. Cependant la forme en est plus calme et le fond plus sérieux. Presque tous les faits qui y sont rapportés trouvent leur justification dans le cartulaire. Tous les abbés énumérés sont cités dans des chartes, à l’exception de deux, Argofredus, entre 818 et 823, et S. Géraud, vers 830. Une seule des assertions de cette /xx/ chronique paraît sujette à caution. Elle prétend que les archives de l’abbaye contenaient des privilèges de Charles le Chauve et de Charles le Simple, confirmant les droits de Conques sur Figeac. Comme ces actes royaux auraient été absolument contraires au diplôme de Pépin d’Aquitaine, dont on connaît la teneur, il faut croire qu’ils avaient été obtenus subrepticement, s’ils n’étaient même entièrement supposés.

La cause des deux monastères est évoquée de nouveau au xviiie siècle, cette fois devant le tribunal de l’histoire. Mabillon se prononce d’abord avec une grande sûreté de critique. Sans aller au fond du débat, il juge sommairement la chronique de Figeac et déclare que la fondation de cette abbaye doit être attribuée à Pépin d’Aquitaine et non à Pépin le Bref1. Pour Conques, il entre dans plus de détails, et démontre, par une citation du diplôme de Louis le Débonnaire, que l’origine de ce monastère était contemporaine de Charlemagne2.

Après qu’il a ainsi tranché cette double question, ce n’est pas sans étonnement qu’on le voit ensuite infirmer son premier jugement3. Le chapitre qui avait succédé à l’abbaye de Figeac n’avait pas abandonné les prétentions de sa devancière et s’était empressé d’envoyer au savant bénédictin des documents, accompagnés sans doute des plus vives sollicitations. Mabillon, non sans embarras, dit qu’il a entre les mains une copie, écrite au xie siècle à la vérité, d’un diplôme de Pépin le Bref, fixant à 752 la fondation de Figeac. Comme ce diplôme fait mention de la donation à cette abbaye du « couvent des ermites de Conques, » le voilà obligé, pour accorder des documents contradictoires, de revenir sur son excellente dissertation et d’expliquer, en dépit du texte formel, que les premiers fondateurs de ce dernier furent, avant Dadon, les chrétiens qui avaient cherché dans ce lieu reculé un abri contre la fureur des Sarrasins. Ne croyez pas cependant /xxj/ qu’il regarde comme parfaitement sincère l’acte de Pépin le Bref. Il reconnaît qu’il contient des interpolations manifestes; mais il lui paraît devoir faire autorité sur le point de rétablissement de Figeac. Singulier raisonnement! Ne fallait-il pas conclure, au contraire, que, le reste du document étant altéré, le passage relatif à la fondation, objet du litige, devait être considéré au moins comme suspect? Remarquez d’ailleurs la date de la copie: elle est du xie siècle, c’est-à-dire qu’elle a été faite à l’époque du procès entre les deux abbayes, autre motif grave d’être en défiance.

Mabillon est d’autant moins excusable de s’être laissé prendre à ces inventions, qu’il publie, dans le même volume1, un document dont il résulte clairement que Figeac n’existait pas encore au commencement du ixe siècle; je veux parler de l’état des charges des monastères de France, dressé en 817, dans lequel Conques est désigné avec les abbayes d’Aniane, de Saint-Gilles, de Psalmodi, de Moissac, de Saint-Antonin, etc. Figeac n’est pas mentionné. Il est vrai que la chronique a imaginé fort à propos des barbares pour renverser ce dernier monastère de fond en comble, avant 822. Mabillon pourtant n’a pas été jusqu’à croire à cette invasion qui, épargnant tous les couvents voisins, se serait attaquée au seul Figeac.

Les auteurs du Gallia Christiana, malgré l’autorité de Mabillon, répugnent à admettre les documents de Figeac. Mais ils n’ont pas le courage de les réfuter ouvertement, ils se contentent, en puisant dans les mémoires qu’on leur a adressés, de se laver les mains des inexactitudes qu’ils renferment. « Je ne dis pas, » écrit le rédacteur de la notice de l’abbaye de Figeac, « ce que je pense, mais j’expose de bonne foi ce que je lis dans les titres de ce monastère2; » et plus loin: « tous les documents produits par Figeac ne me semblent pas exempts /xxij/ d’altérations1. » Il relève les difficultés qu’ils présentent et leur oppose les pièces venant de Conques avec une préférence peu dissimulée pour elles. Mais cela ne l’empêche pas d’insérer, parmi les preuves, deux bulles qui déshonorent le premier volume du Gallia Christiana2.

L’une, mise sous le nom d’Etienne II, expose le voyage fait par ce pape en Querçy pour consacrer l’édifice bâti par les ordres de Pépin le Bref, la confirmation de l’union à Figeac du monastère de Gaillac et de l’ermitage de Conques, et les étonnants privilèges accordés à la nouvelle abbaye. Certainement Etienne n’a pas béni, en 755, une maison qui date seulement de 839, et son pouvoir n’a pas été jusqu’à lui adjoindre des couvents qu’on ne songeait pas encore à fonder. Il suffit d’ailleurs de lire le texte de cet acte, pour être convaincu de sa fausseté.

L’autre bulle, attribuée à Pascal Ier, est tout à fait divertissante. Elle a pour objet la reconstruction de l’abbaye, après l’invasion des barbares dont j’ai dejà parlé. Tous ses habitants ont été massacrés; seul, un clerc, élevé dans la maison, a survécu. Il est fait abbé par le pape, qui l’envoie pour relever le monastère ruiné. Plus soucieux de leur trésor et de leurs archives que de leur propre existence, les moines les avaient mis en sûreté dans le château de Capdenac qui leur appartenait. Le pape invite Guillaume et Girbert, « chevaliers, seigneurs de ce lieu, » à réintégrer l’abbaye dans toutes ses possessions... Est-il besoin de pousser plus loin cette analyse? Le faussaire du xie siècle ignorait que la France du ixe ne ressemblait pas à celle qu’il avait sous les yeux; qu’il n’y avait pas encore de chevaliers en 822; que Capdenac était le siège d’une vicairie au temps des Carlovingiens, et que le règne de la féodalité n’était pas encore venu.

Dom Vaissète, dans l’Histoire du Languedoc, publiée en 1761, ne s’en est pas laissé imposer par les défenseurs de /xxiij/ l’antiquité de Figeac. Sans avoir égard aux tergiversations de Mabillon, ni à la faiblesse des auteurs du Gallia christiana, il établit nettement que le diplôme de Pépin le Bref est controuvé, et que la fondation de Figeac date seulement de Pépin d’Aquitaine1.

L’abbaye de Conques, transformée, depuis le xviesiècle, en chapitre séculier, pouvait faire rentrer dans le néant les prétentions de Figeac à cette haute antiquité, en exhibant le diplôme de ce dernier roi. Mais il est à remarquer que ce document a été laissé dans l’ombre, au xviiie comme au xie siècle, par ceux qui le détenaient. On ne le trouve pas dans la collection Doat. Le chapitre n’a sans doute pas voulu, en le produisant au grand jour de l’histoire, infliger un démenti aux moines ses prédécesseurs. Bosc, ci-devant chanoine de Conques, l’a édité dans les Mémoires pour servir à l’histoire du Rouergue2. L’original, dont l’authenticité est inattaquable, est conservé aux archives de la Société des lettres, sciences et arts de l’Aveyron.

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[Note a pag. xvj]

2. Cartul., no 581. Torna al testo ↑

3. Hist. du Languedoc, t. II. Preuves, p. 107. Torna al testo ↑

4. Chroniques de Conques et de Figeac. Torna al testo ↑

[Note a pag. xvij]

1. Gallia christ., t. I, instr. p. 52, xi. Torna al testo ↑

2. Gallia christ., 11, instr. p. 41, xxxvi et xxxvii. Torna al testo ↑

3. Cart., no 53. Torna al testo ↑

[Note a pag. xviij]

1. Gallia christ., t. I, p. 241. Torna al testo ↑

2. Cartul., no 53. Torna al testo ↑

3. Baluze, Miscellanea, t. IV, p. 1. Lucæ, 1761-1764. Torna al testo ↑

[Note a pag. xix]

1. Dom Vaissète, Histoire du Languedoc, t. II. Preuves, p. 107. Torna al testo ↑

2. Chroniques de Figeac et de Conques. Torna al testo ↑

3. Dom Martène, Thésaurus anecdotorum, t. III. Torna al testo ↑

[Note a pag. xx]

1. Annal. ordin. S. Bened., t. I, p. 358. Torna al testo ↑

2. T. II, p. 401. Torna al testo ↑

3. T. II, p. 402. Torna al testo ↑

[Note a pag. xxj]

1. T. II, p. 438. Torna al testo ↑

2. T. I, p. 171 Torna al testo ↑

[Note a pag. xxij]

1. T. I, Instr. p. 43. Torna al testo ↑

2. T. I, Instr., p. 43, xxiv et xxxv. Torna al testo ↑

[Note a pag. xxiij]

1. T. I, Notes, p. 740. Torna al testo ↑

2. T. III, p. I53 Torna al testo ↑