Bouillet Servières
Sainte Foy
Vierge et Martyre

Livre des Miracles de Sainte Foy
Livre Premier

/445/ Latino →

I.

De Guibert, dont les yeux, radicalement arrachés de leur orbite, furent réintégrés par sainte Foy.

En un lieu de ce pays du Rouergue où repose le corps de l’illustre sainte Foy et non loin du bourg de Conques, habite et vit encore un prêtre nommé Gérald (1). Il avait un parent, appelé Guibert, dont il avait été le parrain au sacrement de confirmation et à qui il avait confié la gestion de ses affaires, et celui-ci l’exerçait avec diligence. Or Guibert s’était rendu à Conques pour la solennité de sainte Foy. Après avoir, selon l’usage, célébré la sainte veille, il reprenait, le lendemain, jour même de la fête, le chemin de son pays lorsqu’il fit, par malheur, la rencontre de son maître qui était animé contre lui d’une haine secrète, causée par la jalousie. Le prêtre, le voyant venir de loin, revêtu des insignes du pèlerin, l’accueillit au premier abord par des paroles affables:

« Voici, Guibert, que tu t’es fait Romin(2), à ce que je vois. »

Tel est le nom que l’on donne aux pèlerins, dans ce pays.

« Oui, maître, répondit celui-ci, je viens de la fête de sainte Foy. »

Gérald, après s’être entretenu comme amicalement avec lui, le laisse poursuivre son chemin. Mais à peine avait-il fait quelques pas que ce prêtre, émule du traître Judas, s’il est permis de donner le nom de prêtre à celui qui déshonore le sacerdoce par le sacrilège, se retourne et ordonne à cet homme de s’arrêter un moment; et, l’ayant rejoint, il le fait cerner et appréhender par ses serviteurs. Saisi de crainte et tout tremblant à cette vue, Guibert demande de quel crime il est accusé. Son perfide maître lui répond avec fureur:

« Tu mas outragé, et tu te disposes à faire pire encore; la perte de tes yeux, – c’est le supplice que tu vas subir, – est seule capable de me faire réparation. »

Il n’osa désigner plus ouvertement le genre de crime dont il l’accusait, car il est déshonorant pour un prêtre d’alléguer cette sorte de jalousie, issue à l’occasion d’une femme, et des soupçons dont celle-ci était l’objet. L’intendant, qui ignorait tout, proteste de son innocence absolue de tout méfait.

« Mon maître, dit-il, ce crime dont vous me soupçonnez, révélez-le ouvertement, quel qu’il soit; je suis prêt à démontrer, par des preuves authentiques, que j’en suis innocent; j’affirme que l’on ne peut rien trouver dans ma conduite qui soit de nature à justifier votre colère ou celle des vôtres.

— Trêve d’excuses superflues, répondit l’autre, c’en est fait, l’arrêt est prononcé, tu es condamné à perdre la vue. »

L’infortuné, voyant la fureur de son maître croître de plus en plus, sentit que l’heure fatale avait sonné, qu’il était perdu sans ressource et que plus tard il /446/ ne serait plus temps de, recourir aux prières. Cependant, malgré son peu d’espoir, il tenta une démarche de salut:

« Grâce, mon maître, s’écria-t-il, grâce, je vous en conjure, sinon en faveur de mon innocence, du moins pour l’amour de Dieu et de sainte Foy, dont je porte encore la livrée sacrée de pèlerin. »

A ces mots, la bête féroce, sans faire cas ni de Dieu ni de sa sainte, poussa comme un sauvage rugissement de fureur et vomit le blasphème venimeux qu’il couvait dans son cœur:

« Ni Dieu, ni sainte Foy, s’écria ce sacrilège, ne te délivreront aujourd’hui de mes mains; tu as beau les invoquer, tu n’échapperas pas au châtiment; tu ne saurais trouver une sauvegarde dans tes insignes de pèlerin; tu m’as outragé trop indignement pour que je te regarde comme inviolable et à l’abri de ma vengeance. »

Aussitôt il ordonna à ses serviteurs de le terrasser et d’arracher violemment les yeux à cet innocent. Mais comme nul d’entre eux – ils étaient seulement trois dont je tais le nom, par horreur de leur barbarie – ne voulait consentir à cette atrocité, il leur commande de tenir étroitement leur victime, descend de cheval, et de ces doigts qui touchaient si souvent le corps sacrosaint de Jésus-Christ, il arrache, violemment les yeux de son filleul et les jette à terre avec mépris. Mais alors éclata l’intervention de la, vertu du Tout-Puissant, qui ne laisse jamais les hommes privés des soins de sa divine Providence, qui toujours assiste ceux qui l’invoquent d’un cœur sincère et venge ceux qui souffrent des coups de l’injustice. Les hommes qui étaient là méritèrent de voir apparaître une colombe d’une blancheur de neige; – peut-être fut-ce même une pie, comme le déclare encore l’exécuteur du crime. – Cet oiseau, pie ou colombe, saisit dans son bec les yeux sanglants de l’infortuné, puis, quittant la terre et s’élevant au-dessus de la montagne, vola dans la direction de Conques. L’on ne doit pas s’étonner que Dieu ait confié à une pie la garde de ces yeux dans un lieu retiré, puisqu’il se servit jadis du ministère des corbeaux pour fournir des aliments à Elie dans le désert. Peut-être aussi, par la volonté divine, l’oiseau qui apparut ici avait-il une forme douteuse, ni tout à fait celle de la colombe, ni entièrement celle de la pie. Cependant il n’y eut aucun doute pour les témoins; les serviteurs affirment avoir vu une blanche colombe, et leur maître une pie marquée de blanc et de noir. Mais, comme Dieu se montrera un jour menaçant anx impies et souriant aux justes, il est possible que la vision ait apparu éclatante de blancheur à ces innocents qui gémissaient en silence sur le crime, tandis qu’elle aura apparu sous de sombres couleurs au coupable. Celui-ci, frappé par cette vision, fut saisi de remords et versa d’abondantes larmes. Comme le lui dit un de ses hommes, ce regret tardif ne pouvait guérir un mal irréparable. Il s’en retourna donc, et désormais s’abstint de célébrer la sainte messe, soit par sentiment d’indignité à cause de son crime, soit plus probablement par négligence, absorbé qu’il était dans les affaires séculières.

La mère de Gérald, touchée de la plus vive compassion pour ce malheur immérité, recueillit Guibert dans sa maison et lui fournit avec beaucoup de charité tout ce qui lui était nécessaire, jusqu’à ce que la blessure fût cicatrisée. Si l’aveugle demeura chez elle durant ce temps, ce ne fut pas sur l’ordre ou l’invitation de son maître, ce fut pour éviter le déchaînement de sa fureur, facile à rallumer par le même rapport infâme qui avait percé son cœur d’une aveugle jalousie. Lorsque Guibert fut guéri, il eut recours, cette année-là même, au métier de bouffon forain pour quêter sa subsistance; il y fit de tels profits que, de son propre aveu, il /447/ n’éprouvait aucun regret de la perte de ses yeux, tant il trouvait de charme dans ce gain et dans cette vie facile.

Une année s’était écoulée. Or, l’avant-veille de la fête de sainte Foy, Guibert, pendant son sommeil, eut la vision d’une jeune vierge d’une grâce incomparable, presque une enfant, qui s’approcha de lui. Son aspect était tout angélique et d’une parfaite sérénité. Le teint de son visage était d’un blanc relevé par la nuance de la rose; l’expression indescriptible de ce visage était telle qu’aucune beauté ici-bas ne saurait en donner l’idée. Sa taille était celle que sa Passion lui attribue à l’époque de son martyre, celle d’une vierge à peine adolescente et d’un âge encore tendre. Ses vêtements fort amples étaient entièrement tissés de l’or le plus pur et bordés d’une frange ornée de dessins forts délicats et de couleurs variées. Des manches fort larges descendaient de ses bras jusqu’à ses pieds; leur surface tout entière était froncée élégamment de plis très menus. Son voile, replié autour de sa tète en forme de couronne, était enrichi de deux couples de perles d’un éclat extraordinaire. La petite taille de ce corps d’enfant me semble justifier ce que nous lisons dans sa Passion au sujet de son âge encore tendre au moment de son martyre.

Ce ne fut pas, à mon avis, sans un motif mystérieux que la sainte manifesta au voyant, dans la mesure de l’intelligence de cet homme, la beauté de son visage ou la splendeur de ses vêtements; car on trouve dans ces détails une signification des plus élevées. L’ampleur exubérante de ses vêtements peut indiquer l’armure ou le bouclier protecteur d’une foi surabondante; l’or éclatant dont ils étaient tissés figure la splendeur de la grâce de son âme. Que peuvent signifier la finesse des dessins et la rugosité formée par les plis, si ce n’est la recherche de la divine sagesse? Ce n’est pas sans motif que sur la partie la plus noble, c’est-à-dire, sur la tête, brillaient quatre pierres précieuses qui peuvent être regardées comme l’emblème des quatre vertus cardinales: la prudence, la justice, la force et la tempérance. Par l’intelligence qu’elle a eue de ces vertus, par la perfec-fection avec laquelle elle les a cultivées et sous l’inspiration de l’Esprit-Saint, notre sainte se porta de même de tout son cœur à la pratique la plus excellente de toutes les autres vertus, qui dérivent de celles-ci, et, juste appréciatrice du souverain bien, elle courut avec allégresse au-devant du martyre et s’immola à Jésus-Christ comme un pur holocauste. Quant au visage, mentionné par le voyant lui-même au début de la description, nous le réservons ici pour la fin, car, étant l’abrégé et le sommet de la vie, il exprime la charité qui trouve son emblème dans la candeur du visage. La candeur, qui éclipse par son éclat toutes les autres couleurs, représente en effet la charité, la plus parfaite des vertus. Aussi l’avons-nous placée avec raison, conformément au récit de notre narrateur, avant la rougeur du teint qui rappelle le martyre, car on ne peut parvenir à la faveur du martyre sans l’excellence de la charité. C’est pourquoi notre sainte, si agréable, si chère à Dieu, resta invinciblement attachée à cette vertu, lorsque, sous l’impulsion de cet amour, elle se précipita avec allégresse au-devant d’une mort prématurée et cruelle.

Je reviens à mon récit. Appuyée sur le support du lit de l’aveugle, la sainte, de sa douce main, lui toucha légèrement la joue droite et lui dit:

« Guibert, dors-tu?

— Qui m’appelle? Qui êtes-vous?

— Je suis sainte Foy.

/448/

— Madame, quel motif vous amène près de moi?

— Je suis venue uniquement pour te rendre visite. »

Guibert l’ayant remerciée avec effusion, elle reprit:

« Me reconnais-tu? »

Et lui, comme s’il l’avait dejà vue auparavant et la reconnaissait:

« Oui, Madame, je vous vois parfaitement et je vous reconnais bien.

— Dis moi, comment te trouves-tu? Tes affaires prospèrent-elles?

— Fort bien, Madame; la fortune me favorise, et tout me réussit, par la grâce de Dieu.

. – Comment cela se peut-il, puisque tu es privé de la lumière? »

Comme il arrive dans les songes, il était hors de la réalité et il avait cru jouir de la vue. Ce dernier mot lui rappela la perte de ses yeux.

« Ah! s’écria-t-il, comment pourrais-je jouir de la lumière, moi qui, l’an passé, au retour de votre fête, ai eu le malheur de perdre la vue, par l’injuste violence de mon maître?

— Il a très gravement offensé Dieu et vivement irrité le courroux du souverain créateur, celui qui t’a condamné injustement à une pareille mutilation. Mais demain, vigile de la fête de mon martyre, rends-toi à Conques, achète deux cierges, offre l’un à l’autel du Saint-Sauveur et l’autre à celui où repose ma dépouille mortelle, et alors tes yeux, reformés à nouveau, recevront le bienfait de la lumière. Par l’ardeur de mes prières, en effet, j’ai touché le cœur miséricordieux du souverain Juge en faveur de ton malheureux sort; j’ai sollicité ta guérison avec tant d’insistance que Dieu s’est enfin montré propice et m’a exaucée. »

Ayant ainsi parlé, la sainte le pressa à plusieurs reprises de se mettre en route et le stimula vivement afin de hâter son départ; et, comme il hésitait, à la pensée de l’achat de la cire, elle ajouta:

« Mille personnes que tu n’as jamais vues te feront l’aumône. En outre, afin-d’arriver plus aisément à l’accomplissement de cette démarche, hâte-toi, ce matin dès l’aube, de te rendre à l’église de cette paroisse; – celle même sans doute où il avait eu les yeux arrachés et qui portait, de temps immémorial, le nom d’Espeyrac (1) – là assiste au saint sacrifice, et tu rencontreras un homme qui te donnera six deniers. »

L’aveugle lui exprime sa reconnaissance d’une telle faveur, et l’apparition s’évanouit. Aussitôt Guibert se réveille, se rend à l’église et raconte en détail sa vision aux assistants: tous la traitent d’extravagance. Nullement ébranlé dans son entreprise, il les supplie chacun à part et tous ensemble de lui prêter douze deniers. Enfin un homme, nommé Hugues, s’approche de lui et jette dans son escarcelle ouverte six sols et une obole et lui en fait don: c’était le leger excédent d’une obole sur le chiffre annoncé dans la vision. L’apparition céleste lui revint alors à la mémoire, et son assurance redoubla au sujet de la promesse de l’effet qui devait suivre. Que dirai-je de plus? Il arrive à Conques, fait part de sa vision aux supérieurs du monastère, achète les cierges, les offre aux autels désignés et célèbre la sainte veille au pied de la statue de la sainte martyre.

Vers le milieu de la nuit, il lui semble voir deux globules étincelants, de la grosseur du fruit de l’olivier ou du laurier, descendre d’en haut et se fixer dans /449/ l’orbite de ses yeux. Ce contact aussitôt lui cause un étourdissement; peu après il se sent engourdi et le sommeil s’empare de lui. Mais l’heure des matines étant arrivée, il est réveillé par le chant et les éclats de voix des choristes, et il lui semble apercevoir, comme dans une ombre, la lueur des luminaires et les assistants qui circulent. La douleur de tête lui enlevant le sentiment de la réalité, il pouvait à peiné croire à ce qui se passait et pensait être le jouet d’un songe. L’étourdissement se dissipant peu à peu, il commence à discerner plus clairement la forme des objets; plus conscient de lui-même, il se rend compte de l’état de sa vue, et, portant les mains à son front, il s’assure, par le toucher, de la réintégration parfaite de ses yeux dans leur orbite. Aussitôt il invoque le témoignage de ceux qui l’entourent et célèbre par les louanges les plus éclatantes la magnificence d’un tel bienfait du Christ. Ce fut alors dans l’assistance une joie indicible, une allégresse inouïe, une stupeur indescriptible: tous se demandaient, surtout ceux qui avaient connu Guibert, s’ils étaient le jouet d’un vain songe ou s’ils avaient la vision d’une réalité, devant le spectacle d’un prodige si inouï.

C’est alors que se produisit un incident burlesque et digne de risée. Comme cet homme était de la plus naïve simplicité, une pensée lui traversa tout à coup l’esprit et le remplit d’une crainte puérile: peut-être, se dit-il, ce Gérald qui lui avait arraché les yeux, sera venu, comme tant d’autres, à cette grande solennité, et s’il rencontre sa victime, il lui crèvera de nouveau les yeux, à l’aide d’une escorte plus nombreuse de ses gens. Dominé par cette frayeur, il profite de la confusion qui s’était produite autour de lui et se dérobe furtivement à la foule tumultueuse. Il n’avait pas epcore acquis une pleine certitude au sujet du recouvrement de sa vue, tant son esprit était bouleversé par l’événement, lorsque, pressé par la foule des pèlerins qui accouraient à l’église, au lever du jour, il se heurte contre un âne qui vient à sa rencontre. Dirigeant alors ses regards vers le conducteur de l’animal, il l’interpelle avec vivacité:

« Hé! qui que tu sois, sot ânier, lui dit-il, dirige mieux ta monture et ne heurte pas les passants. »

Cette rencontre ayant achevé de faire la certitude dans son esprit au sujet de sa guérison, il accéléra sa fuite et courut se réfugier auprès d’un chevalier qu’il connaissait, dans un château situé au sommet d’une roche élevée et dans une position tellement fortifiée par la nature qu’il paraissait inaccessible à toutes les machines d’attaque; il n’était pas à plus de seize milles de Conques. C’est là qu’il élut refuge, à cause de la position inexpugnable de cette vallée. Les moines eurent beaucoup de peine à l’en arracher et à le ramener au monastère; il ne céda à leurs instances que lorsqu’ils lui eurent assuré une parfaite sécurité. Une multitude de visiteurs, attirés par la renommée d’un miracle si inouï, affluent au monastère, non seulement du voisinage, mais encore des régions les plus lointaines, s’empressent à l’envi de venir le contempler, et sont heureux, à leur départ, de lui laisser quelques dons. C’est la réalisation de la promesse que sainte Foy lui avait faite, lors de son apparition: « Mille personnes que tu n’as jamais vues te feront des présents ». La sainte, selon le langage des saintes Écritures, avait employé un terme numérique précis pour une multitude indéterminée.

Dans le but de rendre l’accès du miraculé plus facile et de lui procurer à lui-même un domicile plus fixe, l’abbé Arlaldus (1), de pieuse mémoire, lui confia, /450/ avec l’assentiment unanime des frères, la charge de présider à la vente de la cire qui, grâce à la munificence divine, abonde au monastère. Guibert y réalisa des profits importants. Mais la prospérité, comme il arrive à l’humaine faiblesse, l’enorgueillit; il tomba dans les pièges d’une femme et avilit la dignité du miracle dont il avait été l’objet. Mais la vierge sa bienfaitrice ne voulut pas laisser cet outrage impuni; elle lui fit sentir aussitôt son courroux en privant de lumière l’un de ses yeux, mais sans lui enlever l’œil lui-même. Elle l’amena par ce moyen à la pénitence de son péché et rendit à son client repentant l’usage de l’œil perdu. Le malheureux Guibert ne tarda pas à retomber dans la bourbier du vice; son ingratitude fut punie du même châtiment divin; à chacune de ses rechutes, il perdait l’usage d’un œil et le recouvrait chaque fois par la pénitence. A la fin, ne mettant plus de terme à ses chutes réitérées, il fut puni par la perte totale de la vue. A la suite de cet événement, il se résolut à la pénitence, et, pour qu’elle fût plus parfaite, il rasa sa barbe, traça la couronne monacale sur sa tête et sollicita son admission dans la cléricature, bien qu’il fût ignorant et illettré. Dieu, dans sa miséricorde, fut si touché qu’il lui rendit encore une fois l’usage de la vue. Et cependant, après de si rudes austérités, il se laissa encore emporter par la passion et retomba dans le désordre; mais Dieu ne lui envoya plus le châtiment ordinaire. Et maintenant Guibert, dejà vieux, tombé dans un extrême mépris par suite de ses honteux déportements et réduit à l’indigence, vit des aumônes publiques des frères; il se contente de peu, le plus souvent dé la seule distribution du soir, heureux de pouvoir apaiser sa faim, à l’abri des inquiétudes soulevées par tant d’inconstance.

Je proteste devant Dieu, la vérité même, et sans ombre de mensonge, que tout ce que je viens d’écrire, je l’ai recueilli de la bouche de Guibert lui-même et que je n’ai rien ajouté pour embellir ma narration. Je m’estimerais vraiment bien répréhensible si je prétendais qu’un écrit mensonger pût obtenir la faveur et l’approbation de sainte Foy, la vierge si chérie de Dieu et admise; dans son intimité pour l’éternité, lorsque nous savons qu’elle a subi un cruel martyre pour la vérité qui est Jésus-Christ. Si quelques écrivains, d’un crédit reconnu, ont cru pouvoir, comme tous le savent, rapporter et décrire dans le plus grand détail des faits merveilleux remontant même à une époque reculée, sur la foi d’un seul narrateur qui n’a nullement été témoin de ces événements, pourquoi donc ne tenterais-je pas, dans la mesure de mes moyens, de sauver de l’oubli un fait accompli à notre époque et sous mes yeux, et auquel viennent rendre un témoignage irrécusable l’Auvergne, le Rouergue, le pays Toulousain et d’autres régions encore? Ce qui achève de décider le plus chétif des écrivains, ce qui l’oblige invinciblement en quelque sorte à aborder une œuvre si ardue et semée de périls, c’est, comme je l’ai dejà dit, le manque d’historiens. Si d’aventure, en effet, dans cette région, il s’est révélé quelque rare littérateur, j’ignore pourquoi il n’a pas entrepris de raconter un tel fait; aurait-il dédaigné cette œuvre, ou se serait-il défié de ses forcejs; est-ce honteuse paresse, ou bien ignorance dans l’art de bien dire? Beaucoup, il est vrai, se vantent d’exceller dans cet art, mais leurs œuvres démentent cette prétention.

C’est pourquoi j’ai résolu de m’exposer plutôt à être taxé de témérité qu’à être accusé d’indifférence, et je me décide à fixer par récriture ces faits encore tout récents et d’une certitude facile à constater, tandis que, si je laissais ce soin à d’autres après moi, l’on ne manquerait pas d’élever des doutes sur la réalité de ces événements et de les suspecter, au détriment de la vérité. Le fait que je viens de raconter, Dieu, dans sa bonté, a daigné l’entourer de circonstances qui ne /451/ laissent place au doute d’aucun côté. Ainsi il n’a point accordé la guérison à Guibert aussitôt que celui-ci eut les yeux arrachés; il la différa une année entière; il donna une grande notoriété à cette privation des yeux devant toute la région et devant un grand nombre de personnes, à l’occasion de la profession de bouffon forain, exercée par l’aveugle; et quand celui-ci fut ainsi connu de tous, il lui rendit les yeux et la vue. Aussi ce prodige ne le cède en rien à celui de l’aveugle-né de l’Évangile (1); il est même bien plus admirable.

C’est l’accomplissement de la promesse que fit à ses disciples Celui qui est la souveraine vérité, de leur donner le pouvoir d’opérer des miracles encore plus grands que les siens: « Celui qui croit en moi, dit-il, opérera les mêmes merveilles que moi et de; plus grandes encore, car je vais à mon Père (2) ».

[Note a pag. 445]

(1) Ce Gérald, dit M. Desjardins, est probablement le même qu’un Gérald, prêtre de Castaillac (près d’Espeyrac), qui fit une donation au monastère, d’après le Cartulaire. Dans ce cas, la donation faite à sainte Foy serait un témoignage de son repentir et un gage de réparation. – Cartul., Introd., p. LXX. Torna al testo ↑

(2) Romin, rominage, ou en langue vulgaire Roumìou, roumiuo, pèlerin, pèlerinage de Rome et, par extension, toutes sortes de pèlerinages. Torna al testo ↑

[Note a pag. 448]

(1) Espeyrac, Spariacus, canton d’Entraygues, arrondissement d’Espalion, Aveyron, est à 13 kilomètres environ de Conques. (Cartul. nº 131, 555, 559, 554.) Le prieuré de St-Pierre d’Espeyrac fut réuni à la mense de l’abbé de Conques, en 1311. Torna al testo ↑

[Note a pag. 449]

(1) Arladus II gouvernait l’abbaye de Conques avant 990. Torna al testo ↑

[Note a pag. 451]

(1) S. Jean, IX. Torna al testo ↑

(2) S. Jean, XIV. – D’après ce que l’historien dit plus loin, la guérison de Guibert eut lieu vers l’an 982. – Voir liv. II, ch. I et VII, la fin de l’histoire de Guibert. Torna al testo ↑