Bouillet Servières
Sainte Foy
Vierge et Martyre

Livre des Miracles de Sainte Foy
Livre Premier

/451/ Latino →

II.

D’un miracle semblable opéré en faveur de Gerbert.

Comme la bonté de Dieu exauce les bons désirs et ne se lasse pas de combler les vœux de ses fidèles amis, il arrive, par une disposition de sa Providence, qu’après avoir tant désiré de contempler la merveille opérée en faveur d’un homme, je puis, chose incroyable et inespérée, constater comme une autre édition du même prodige dans un second miraculé. Oui, j’ai devant moi Gerbert, qui, après avoir subi la même mutilation des yeux, a été favorisé tout récemment d’un prodige semblable de restitution. Si, dans l’épître qui précède, je n’ai fait aucune mention de lui, que nul n’en soit choqué, car, ayant entrepris d’écrire la relation de la guérison de Guibert, que j’avais demandé nommément à voir, j’avais manifesté la volonté formelle de n’entendre aucun autre récit miraculeux, tant que je serais absorbé par le premier. Or, à peine avais-je terminé cette relation, que l’on me présenta à l’improviste Gerbert ici présent, dont je n’avais jamais entendu parler. Le premier des miraculés est bien connu; il est célébré par la renommée la plus lointaine, parce qu’un plus long espace de temps s’est écoulé depuis sa guérison merveilleuse, qui date de six lustres (3), et il était encore jeune à cette époque. Le second, dont nous commençons à écrire la relation, nous affirme que sa guérison ne remonte pas au delà de trois ans.

Il serait oiseux de raconter avec quelle sollicitude j’ai recherché de tous côtés les preuves authentiques de ce prodige. Outre les témoignages de ceux qui sont prêts à soutenir la vérité de leur déposition par le serment prêté sur les reliques de la sainte martyre ou par l’épreuve du feu, nous avons les anciennes cicatrices qui rayonnent encore autour des yeux dont elles défigurent les contours ravagés par des sillons tracés dans la peau. La mutilation avait eu lieu à là lueur douteuse du crépuscule du soir; le patient agitait vivement sa tête de côté et d’autre sous la pression des doigts de ses bourreaux. C’est pourquoi les cicatrices des plaies qu’il reçut ainsi, dans les préliminaires de l’exécution où ses yeux furent arrachés, sont une confirmation éloquente des témoignages précédents. Que nul donc ne doute de la vérité de ce récit et ne s’imagine que je raconte des sornettes, ou que je narre quelque fable de mon invention, ou que j’assemble des rêveries à propos d’un sujet où Dieu /452/ même est en cause. Je préférerais certes m’abstenir totalement d’écrire que d’altérer la parole de Dieu par mes mensonges. Voici donc le récit.

Gui, seigneur du château de Calmilliacum (1), en Velay, était un homme des plus inhumains; il avait un naturel féroce. Un jour, par un de ces actes de cruelle tyrannie qui lui étaient familiers, il fit saisir et jeter dans un cachot trois vassaux de l’église de Sainte-Marie du Puy, et protesta avec d’horribles serments, ou plutôt par un vrai parjure, comme la suite le montrera, qu’il ne les laisserait sortir que pour les mener à la potence. Or il arriva qu’un homme nommé Gerbert, d’une condition au-dessus de la médiocre, vint à passer seul devant le cachot où ces infortunés étaient soumis à la torture des entraves. Ceux-ci savaient que c’étati un homme plein d’humanité et que, mu uniquement par un motif d’amour de Dieu, il avait racheté de ses propres deniers plusieurs prisonniers. C’est pourquoi d’une voix unanime ils implorèrent son secours et le supplièrent, au nom de Jésus-Christ, de sa divine Mère et de la sainte martyre Foy, de s’employer de tout son pouvoir à les sauver au plus tôt d’une mort inévitable. Or, l’année précédente, Gerbert, conduisant une expédition à travers le Rouergue, s’était détourné de sa route pour faire le pèlerinage de Sainte-Foy, non tant pour y accomplir ses dévotions que pour y rendre visite à Guibert l’Illuminé, dont il avait depuis longtemps entendu célébrer la guérison, mais qu’il n’avait pas encore vu; il lui avait fait une aumône aussi généreuse que ses moyens le lui permettaient. De ce pèlerinage il avait rapporté au fond de son cœur un tel amour pour sainte Foy qu’il lui voua désormais un culte spécial, de préférence à tous les autres saints. C’est pourquoi lorsqu’il entendit les prisonniers lui adresser des supplications si pressantes et faire appel à notre sainte, il ne put s’empêcher d’employer tous les moyens pour leur porter secours, au péril même de sa vie, tant l’invocation de ce nom avait touché son cœur pénétré d’amour pour cette sainte. Ému d’une profonde pitié, qui lui arrache même des larmes, il s’empresse de se procurer deux couteaux à lames très aiguës, les cache sous Son vêtement et les donne aux prisonniers avec une corde pour escalader le mur, en ne leur imposant /453/ d’autre condition que la promesse de ne pas le dénoncer et le perdre, s’ils étaient ressaisis. Mais ceux-ci, dans leur impatience, ne surent pas attendre les ombres propices de la nuit. Avec une précipitation intempestive, ils tranchent les liens de cuir qui entravent leurs pieds et se hâtent de prendre la fuite, sans aucune précaution pour assurer leur salut. Trahis par la lumière du jour, ils sont ressaisis. Sommés, par le moyen des tortures, de révéler le nom de leur libérateur, ils dénoncent Gerbert. L’infortuné, pris en flagrant délit d’un méfait que j’appellerai proprement une bonne action, se voit accusé par le féroce seigneur du dessein de livrer le château lui-même par la trahison. Point de retard; le seigneur furieux, sans même attendre au lendemain, condamne Gerbert sans merci à avoir les yeux arrachés à l’instant même, sur le crépuscule du soir. Aussitôt ses compagnons de milice, malgré leur répugnance, l’entourent, le terrassent; mais, comme il était d’une force prodigieuse, il oppose une longue résistance, se débattant vigoureusement en agitant la tête d’un côté et de l’autre; ce n’est qu’après de pénibles efforts qu’on parvient à lui arracher les yeux. Tandis qu’il se débattait ainsi, les mains mal assurées de ses exécuteurs lui firent de leurs ongles de telles blessures autour des yeux, que le seul témoignage de ces cicatrices suffirait pour produire la conviction dans l’esprit. Quant aux prisonniers qui avaient été de nouveau incarcérés, ils ne subirent, par la faveur divine, aucune disgrâce, aucun traitement fâcheux: ce fut sans aucun doute un effet de la protection de sainte Foy.

L’infortuné Gerbert, à qui l’existence était devenue odieuse, se dirigea aussitôt dans la campagne, pour y boire du lait de chèvre; on prétend en effet que ce lait est un poison foudroyant pour tout homme affecté d’une récente blessure. Mais personne ne consentit à lui en donner. Il tenta alors de se laisser mourir de faim et s’abstint de toute nourriture durant huit jours et huit nuits. La dernière nuit, tandis qu’il oubliait un moment ses maux dans le sommeil, il vit, comme dans une vision, l’apparition d’une vierge qui ne semblait pas âgée de plus de dix ans. Son aspect était plein de grâce, son visage d’une beauté indescriptible; son vêtement tissu d’or était bordé d’une frange ornée de dessins variés, d’une élégance merveilleuse. Elle s’approche de lui, glisse sa main gauche sous la tête de l’aveugle, tandis que sa main droite semble replacer les yeux dans leur orbite. Se réveillant aussitôt, Gerbert se précipite de son lit pour se jeter aux pieds de la céleste apparition; mais elle s’était évanouie. Ne la trouvant plus, il exhale hautement sa peine et fait retentir la maison entière de ses cris et de ses lamentations. Ses deux serviteurs s’éveillent et lui demandent la cause de ses doléances. Il leur raconte alors l’apparition de la vierge sa patronne, et comment elle lui a reformé les yeux; puis il manifeste l’intention de se rendre aussitôt à Conques. Ceux-ci font éclater leurs risées et traitent d’insigne extravagance la rêverie de leur maître, qui se flatte de recouvrer la vue à l’exemple de Guibert l’Illuminé. Mais lui, se levant dès l’aube, sent que toute sa tristesse s’est évanouie comme une nuée; il est pénétré d’une telle paix et d’une telle joie qu’il est impossible de ne pas voir la main de Dieu dans ce relèvement. Puis, ayant demandé à manger, il se trouve restauré et remis. Après quelques jours, fidèle au souvenir de l’apparition, il ordonna qu’on le conduisît au saint monastère de Conques. Mais ses serviteurs, traitant le projet de leur maître d’absurde rêverie, ou plutôt n’ayant pour lui que du dédain, ne firent aucun cas des ordres de l’aveugle; ils finirent même par l’abandonner en le voyant trahi par la fortune et déchu; tant il est vrai que l’adversité fait tomber le masque de la fausse amitié. Gerbert, loin de perdre sa confiance en la miséricorde /454/ divine, entreprit, grâce à l’assistance de quelques amis, le voyage tant désiré. Arrivé au monastère, il implora le secours du Tout-Puissant, et, lorsqu’il fut rentré à l’hôtellerie, ses yeux commencèrent à distinguer quelque lueur. Mais, sentant que le miracle se produisait, il se glorifia trop indiscrètement du don de Dieu et, avant la fin du repas, se trouva replongé dans les ténèbres. Il recourut alors à la prière et y consacra plusieurs jours; enfin, grâce à la bienfaisante intervention de sainte Foy, il eut le bonheur de recouvrer et les yeux et la vue, et avec eux l’ancienne beauté de son visage.

Dans la suite, il tenta, par tous les moyens, de revenir à la vie militaire, sa première condition; mais aussitôt il en était empêché par une intervention divine. Enfin la noble dame Théotberge, épouse du comte Pons (1), le persuada que, s’il voulait faire son salut, il ne devait jamais abandonner sainte Foy, ni secouer le joug de son service.

« Il est manifeste, dit-elle, que sainte Foy n’a pas opéré en votre faveur un si grand miracle pour vous laisser de nouveau emporter dans le tourbillon et les dangers de la milice terrestre; elle a eu plutôt l’intention de vous attacher étroitement et pour toujours à son service, et de vous assurer ainsi le port de l’éternel salut. »

Gerbert, touché par la vive et salutaire réprimande de la dame et docile à son sage conseil, ne se montra plus rebelle et ne tenta plus de se soustraire à la volonté de Dieu. C’est ainsi qu’on le voit en ce même lieu, voué au service très fervent de Dieu et de sa sainte, se contentant de la simple nourriture des moines; c’est un homme de moeurs douces et d’un commerce agréable, eu égard à nos idées et à notre temps. Aussi les supérieurs de ce lieu l’ont en grande amitié; de son côté il professe à leur égard une déférence et un dévouement inaltérables, et un extrême attachement. J’aime à considérer, brillants comme des diamants au milieu des cicatrices qui les encadrent, ces yeux, non de cristal, mais de chair, rétablis contre toutes les lois de la nature et reflétant la lumière, comme avant leur disparition. Cependant, pour prévenir ses velléités de retour à la vie séculière, à laquelle pouvaient le rappeler, conformément à l’humaine fragilité, l’ambition ou les perfides suggestions de ses proches, Dieu permit dans la suite la perte de l’œil gauche, dont la lumière seulement fut retirée.

O sainte Foy, c’est ici que brillent les admirables effets de îvotre miséricordieuse bonté. Vous ne guérissez les corps que pour mieux guérir îles âmes; vous ne retirez la lumière des yeux du corps que pour illuminer plus vivement les yeux de l’âme. Et vous, pieux lecteurs, inscrivez ce prodige sur les tablettes de votre cœur, exaltez les mérites de la sainte martyre Foy, efforcez-vous d’imiter ses vertus et ses œuvres, accourez à son tombeau et demandez-lui avec confiance le salut de vos âmes. Car il est évident que celle qui répand avec une telle profusion ses bienfaits sur nos corps, qui ne sont cependant que la plus humble; partie de nous-mêmes, les versera encore avec plus de libéralité, si nous l’en prions avec foi, sur nos âmes qui sont bien plus précieuses (2).

[Note a pag. 451]

(3) Trente ans. Torna al testo ↑

[Note a pag. 452]

(1) Le Monastier, castrum Calmilliacum, chef-lieu de canton, arrondissement; du Puy, Haute-Loire. Ce castrum comprenait, dans une même enceinte, un château, une église et un monastère. Le monastère fut fondé vers 680 par saint Calmilius, duc d’Auvergne, d’où son nom de Calmilliacumi. Dans la suite, il prit le nom d’un de ses abbés, saint Théofrède, vulgairement saint Chaffre, martyrisé en 732. (Hist. du Monastier, par l’abbé Th. de l’Herm. – Cf. Gall. christ. II, col. 761.) Torna al testo ↑

[Note a pag. 454]

(1) Pons, comte de Gévaudan et du Forez. Au sujet de Pons et de Théotberge, voir Baluze (Histoire de la maison d’Auvergne, I, p. 43-44; II, p. 49) et l’Hist. de Languedoc, II, p. 45-146. Torna al testo ↑

(2) Voir, plus loin (liv. II, chap. i), un mtre miracle opéré en faveur du même Gerbert. Torna al testo ↑