Bouillet Servières
Sainte Foy
Vierge et Martyre

Livre des Miracles de Sainte Foy
Livre Premier

/459/ Latino →

VII.

Discussion et réplique où sont confirmés les récits précédents.

La dernière moitié du récit du miracle précédent est rédigée, contre ma coutume, en vers hexamètres. C’est un moine, nommé Arséus, qui m’a arraché cette versification, presque de vive force, par ses instances réitérées. Cependant, afin d’éviter que l’oeil ne soit choqué par là bigarrure de ce texte, différent du précédent, j’ai préféré que les vers suivissent l’alignement de la prose, de crainte que l’attention du lecteur ne fût distraite intempestivement par le rythme et la mesure.

Les miracles que je viens de raconter sont les seuls dont j’ai écrit la relation durant mon séjour dans le bourg de Conques, qui a duré trois semaines et quatre jours. J’ai laissé le manuscrit entre les mains des moines, mais je leur ai interdit, de la manière la plus formelle, de laisser transcrire ce volume inachevé et imparfait, avant qu’il ne fût complété par l’insertion des miracles qui restent à rédiger, et qu’il ne fût soumis à la lecture et à la correction très attentive d’un maître éprouvé; après quoi, le livre ainsi châtié pourra, je l’espère, prendre rang parmi /460/ les écrits autorisés. Ces prodiges choisis, tels je les ai recueillis de la bouche des seuls témoins oculaires, tels je les ai consignés à la hâte et brièvement, comme je l’ai dejà dit, sur des feuilles de parchemin que j’ai rapportées chez moi. Et maintenant je m’applique à leur donner une forme plus soignée sans cependant rien ajouter d’oiseux, mais plutôt en retranchant bien des longueurs et en résumant les relations que j’ai reproduites. Faire un choix judicieux des points saillants parmi les éléments d’un fait, voilà le mérite le plus glorieux de l’historien. Si en effet les récits, que je me propose d’écrire ne manquent pas d’être accueillis par le lecteur bienveillant comme dignes de toute admiration, il en restera certainement une multitude presque infinie d’autres moins éclatants; on en remplirait une vaste bibliothèque; mais obtiendrait-on autre chose que l’ennui et le dégoût? Il est donc plus avantageux, plus judicieux de condenser une matière si abondante ou de ne présenter au lecteur qu’un choix parmi les faits les plus intéressants. Il est d’autres miracles dont, par la faveur divine, nous avons été témoin nous-même, durant la courte période de notre séjour en ce lieu; pour ceux-là il n’est pas besoin d’autres témoins: nous les raconterons aussi en leur lieu. Mais, avant de poursuivre notre œuvre, il est d’une nécessité absolue, inévitable, que nous fassions relâche pour un moment, afin de revenir sur les faits dejà racontés, pour les discuter et donner la réplique.

Naguère plusieurs de nos compatriotes de l’Anjou se rendirent, pour leur dévotion, en pèlerinage dans cette célèbre et populeuse ville dont l’ancien nom, presque oublié, était, si je ne me trompe, Anicium, et qu’on appelle aujourd’hui vulgairement le Puy de Sainte-Marie. Là nos pèlerins firent la rencontre d’un homme impie et hérétique qui se disait fixé dans le voisinage de Conques. Ayant appris qu’ils étaient de l’Anjou:

/462/ “Vous connaissez sans doute, leur dit-il, un certain Bernard qui est venu, cette année, à Conques; ah que de mensonges il a laissés, dans son écrit sur sainte Foy! Est-il raisonnable en effet, est-il possible de croire à la guérison d’aveugles dont les yeux avaient été arrachés et qui leur seraient restitués, et à la résurrection d’animaux morts? J’ai bien ouï dire que sainte Foy avait opéré, et encore rarement, des miracles d’une autre sorte, comme les autres saints; mais des bêtes ressuscitées! Pour quelle nécessité Dieu aurait-il fait ce miracle? Aucune personne de sens rassis ne peut, ne doit même l’expliquer. »

Quel homme aveugle et insensé! O endurcissement du cœur humain! La lumière qu’il a reçue dans son esprit il l’a changée en ténèbres; la nature viciée dont il a hérité par sa naissance, il ne l’a point réformée dans le baptême; au contraire il l’a encore pervertie davantage après le sacrement de la régénération. Cet homme, assurément, s’il avait vécu au temps de la Passion du Seigneur, aurait refusé, comme les Juifs, d’ajouter foi à la résurrection de Lazare ou au rétablissement de l’oreille de Malchus. Un tel homme est vraiment fils du démon, ennemi de la vérité et suppôt de l’Antéchrist. Il n’est pas enfant de Dieu, car, au lieu d’écouter la parole de Dieu, il a tenté, à l’instar du démon jaloux de tout bien, de semer l’ivraie de l’erreur dans le champ de ce petit écrit inspiré par la piété. Il n’est pas surprenant qu’un ignare paysan, étranger à toute connaissance, sans aucune expérience des voies divines et, qui plus est, l’âme chargée de mensonge et de perversité, soit tombé dans une erreur si grossière, lorsque les pharisiens eux-mêmes et les docteurs de la loi, qui se glorifiaient d’être issus de l’illustre race des saints prophètes, n’ont pas su reconnaître, à la marque des prodiges, le Christ dejà annoncé. Les miracles dont ils étaient si souvent les témoins, ou bien ils les ont entièrement niés, ou bien ils se sont. efforcés en vain de les dénaturer en les attribuant à l’ennemi du salut. Cet homme çhétif à cervelle creuse mérite d’être associé à cette race et d’y prendre rang par sa perfidie et son incrédulité. Le démon, après s’être efforcé de s’opposer de mille manières à mon voyage de Conques, voyant que, à cause de l’intervention divine, il n’avait pu l’empêcher, avait repris en quelque sorte dé nouvelles forces et m’avait opposé cet homme, dans le but d’intimider, non seulement les âmes inexpérimentées, mais encore l’auteur même de cet écrit, inébranlable dans son témoignage en faveur de la vérité de ces récits; il a usé de toute sort astuce et de tout son art dans le mensonge pour affaiblir du moins mon courage et m’empêcher de continuer la relation des autres miracles. Mais, grâces en soient rendues à l’Auteur de toute vérité, l’ennemi infernal n’a pu trouver pour cet office d’impiété d’autre suppôt qu’un homme illettré et absolument dépourvu de toute espèce de science. C’est un effet de la disposition de la divine Providence, qui veut que les champions de la vérité en soient plus vigilants à se préserver du venin de l’hérésie.

Que ne puis-je appréhender un jour, à Conques, cet homme d’une si haute intelligence! J’en atteste le Seigneur, source de toute vérité, et aux regards de qui nul mensonge ne peut se cacher, il me serait trop facile de lui démontrer victorieusement, du moins devant des auditeurs de bonne foi, qu’il mérité plutôt le nom de pharisien que celui de chrétien. Bien que ses ineptes propos, pleins de là plus tortueuse malice, soient tout ce qu’il y a de plus immonde et de plus exécrable, cependant ils m’excitent à exposer, aussi bien que l’Esprit-Saint daignera l’inspirer à mon cœur de pécheur, les motifs qui ont déterminé le divin Ouvrier à opérer ces merveilles si étonnantes. Je crains en effet que celles-ci ne choquent la simplicité de quelque chrétien et ne lui paraissent dénuées de raison ou de nécessité, ou /463/ bien ne lui semblent incroyables, sous le prétexte que j’ai raconté des résurrections d’animaux dépourvus de raison, plutôt que des résurrections d’hommes, le Créateur exerçant moins sa sollicitude sur les bêtes, mais bien davantage sur les hommes, infiniment plus précieux à ses yeux. Mais au contraire il est plus conforme à la nécessité et à la raison que les animaux, dont la fin dernière est le service de l’homme, soient rendus à la vie, et que l’homme, dont la destinée suprême est une vie éternelle, dont la vie présente est un pur exil ou un passage à une autre vie par l’espérance de la résurrection, jouisse du repos sans retour après la mort; et les élus ne doivent pas être soumis au tourment de revivre pour être de nouveau plongés; dans l’exil de cette misérable existence. Cette espérance de la vie future inspirait au prophète David ces accents d’indicible allégresse, dictés par l’Esprit-Saint: « C’est pour cela que mon cœur a tressailli de joie et que ma langue a fait éclater ses transports; bien plus ma chair reposera dans l’espérance (1) ».

Du reste l’espérance de la résurrection des hommes se grave avec plus d’assurance dans notre esprit, lorsque nous voyons parfois les bêtes, bien inférieures à l’homme, rappelées à la vie. Si, dans une époque où la religion éprouvait une décadence, comme nous le lisons dans l’histoire des temps des saints Pères, quelques-uns prétendaient que le corps humain n’était pas assez noble pour mériter la résurrection, dans notre siècle lui-même, le genre de prodiges dont nous venons de parler aura son utilité: il ravivera dans les âmes la foi en la résurrection et confirmera l’autorité des saintes Ecritures contre les attaques des impies. Au surplus celui qui voit de vils animaux rappelés de la mort à la vie et qui doute de la résurrection de l’homme, créé à l’image de Dieu, apprendra combien il est déchu de l’antique foi; il verra cependant que Dieu n’a pas cessé d’étendre sur lui sa sollicitude, puisque par ce miracle frappant il lui offre une démonstration de la résurrection des corps. Et lors même que Dieu n’aurait eu d’autre motif, en opérant ce miracle, que de venir en aide aux pieux pèlerins qui avaient besoin de ces animaux pour monture, c’est une raison très plausible et une utilité que l’on peut alléguer. Ce genre de miracles n’a donc rien qui contredise la raison ou qui n’offre un motif d’utilité.

Mais si notre paysan, convaincu par ces raisons de l’utilité de ce miracle, exprimait néanmoins le regret de ne voir cette thèse appuyée d’aucune autorité, nous lui montrerions que le cas n’est pas inouï et qu’on en trouve de semblables dans les annales religieuses. Ainsi nous voyons que jadis saint Sylvestre, par ses prières, ressuscita un bœuf. Et si notre ignare paysan ne peut comprendre pour quel motif Dieu a opéré un tel miracle, qu’il consulte l’antique manuscrit qui contient ce récit. Si cet homme illettré n’y trouve pas ce motif, qu’il apprenne que, en comparaison des savants, il n’est lui-même qu’une bête dépourvue de raison et tout à fait indigne de discuter sur les choses de Dieu. Je puis même raconter un fait bien plus extraordinaire et bien plus étonnant que la résurrection du bœuf. Dans notre siècle lui-même, un médecin de Reims, nommé Bérenger, homme d’un orgueil impudent, ayant proféré un blasphème contre saint Martin de Tours, en le comparant à un âne, fut frappé par la justice du Tout-Puissant: il fut pour un temps, dit-on, métamorphosé en âne. Sur sa tombe, en mémoire de ce changement monstrueux, on grava cette épitaphe plaisante, en vers:

/464/ « Ici, ô hommes, n’accordez d’autre chant funèbre qu’un broiement à celui qui a réuni dans une seule personne la double forme de l’homme et de l’âne (1). »

Suivent les autres vers attribués au moine Azolin, disciple du savant Gerbert. Le fait relatif à Berenger, il ne faut, à notre avis, ni le rejeter absolument, ni l’admettre entièrement. Mais quam à celui qui fait l’objet des récits précédents, nous ne saurions élever à son sujet le moindre doute, et il est difficile de refuser l’adhésion à un récit que nous tenons, non d’une rumeur fabuleuse ou d’écrits apocryphes, mais en toute certitude de la bouche de mille témoins oculaires, et nous sommes aussi assuré de la vérité de ces faits que si nous avions eu le bonheur de les voir de nos propres yeux.

Mais quelqu’un peut-être contestera la solidité de cette preuve d’autorité; j’y consens. Je me contente alors d’invoquer la volonté de Dieu, dont l’autorité souveraine peut bien tenir lieu de toute autre. Si nous bornons en effet notre croyance aux seuls miracles qui ont eu dejà leurs semblables, nous avons la prétention de borner aussi la toute-puissance du Créateur, d’après la faiblesse des conceptions humaines. Moïse n’aurait pas eu foi à la parole du Seigneur, qui lui ordonnait de diviser les flots de la mer, s’il avait subordonné cette croyance à l’existence d’un miracle semblable; Dieu en effet n’avait jamais auparavant divisé la mer de cette sorte. Et cependant Moïse, avant l’événement, crut à la division de la mer Rouge. Nous aussi, nous croyons à cette division, bien que les siècles précédents ne présentent aucun autre miracle dé ce genre. Quelle absurdité y a-t-il donc à ce que Dieu, usant du seul droit de sa volonté, opère quelque prodige encore inédit, en vertu des mérites de ses saints? N’est-il pas écrit: « Le Seigneur a opéré tout ce qu’il a voulu dans le ciel et sur la terre, dans la mer et dans la profondeur des abîmes (2) »?

Il faut donc accepter sans hésitation les résurrections d’animaux qu’il aura plu au Tout-Puissant d’opérer par l’intercession de sainte Foy, pour l’édification des âmes et le profit de la foi. C’est lui qui, pour le bien de notre corps et pour notre service dans les travaux, confia à Noé la garde des bêtes dans l’arche, afin de les préserver du cataclysme. Ceux qui refusent leur croyance à la résurrection des bêtes de somme, s’ils ne sont point convaincus par ces raisons, ne le seront pas davantage par la vue même du prodige. Quand l’esprit est aveuglé, les yeux du corps eux-mêmes sont fermés.

Au sujet du miracle des aveugles dont les yeux, arraché-s de leur orbite, ont été rétablis à leur place et rendus à la lumière, comme je l’ai vu, si quelqu’un refuse de croire à mon témoignage de chrétien, qu’il se rende lui-même sur les lieux; là il verra les miraculés, entendra leur récit, recueillera le témoignage de la province entière; alors il déposera là-même ses doutes et son incrédulité. Ces miraculés, je les ai vus de mes yeux, je les ai conviés à ma table, je leur ai donné des deniers, comme je l’ai dit, et jamais ne viendra je jour qui me verra ébranlé dans ma conviction. Et encore, si j’avais voulu, j’aurais’pu raconter plusieurs autres miracles dont ces mêmes hommes ont été l’objet. Car, dès qu’ils tentent de se soustraire pour retourner aux affaires du monde, aussitôt ils en sont empêchés par une intervention divine: tantôt c’est la perte d’un œil, tantôt c’est l’affaiblissement d’un membre qui les forcent de demeurer en ce lieu. Bien plus, comme je /465/ l’ai dejà raconté, autant de fois Guibert, poussé par la passion, se livre au désordre avec sa complice, autant de fois il est frappé par la justice divine.

Mais arriére ce profane qui m’a arrêté durant un jour entier, et m’a entraîné bien loin du droit chemin de mon récit. Faisons rentrer dans son lit, d’où nous l’avions détourne, le cours de notre discours, égaré si loin; renouons dans l’ordre convenu la trame de notre relation des miracles.

[Note a pag. 463]

(1) Ps. xv, 9. Torna al testo ↑

[Note a pag. 464]

(1)

Hic homines threnos asini suspiria fundant,

Si geminis formis una medulla fuit.

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(2) Ps. cxxxvi, 6. Torna al testo ↑