Bouillet Servières
Sainte Foy
Vierge et Martyre

Livre des Miracles de Sainte Foy
Livre Premier

/469/ Latino →

XII.

De celui qui périt frappé de la foudre.

Raymond, comte de Rouergue (2), fils de ce Raymond qui, si je ne me trompe, fut assassiné plus tard en se rendant au pèlerinage de Saint-Jacques, fit présent à sainte Foy, avant d’entreprendre le voyage de Jérusalem, dans lequel il mourut, de vingt et un vases d’argent, ornés de fines ciselures en relief et dorés dans les principales parties, selon les règles de l’art de l’orfèvre. Il donna aussi la selle dont il se servait ordinairement et qu’il avait enlevée aux Sarrasins dans une bataille où il fut vainqueur: elle n’était pas estimée moins de cent livres. Des parties de cette selle, détachées avec discernement, on confectionna une grande croix d’argent où l’on sut conserver les riches ciselures des Sarrasins. Elle est d’un travail et d’un art si délicats que nul orfèvre n’est capable aujourd’hui de l’imiter, ni même d’en reconnaître et d’en apprécier tout le mérite. En outre, il légua par testament un don bien plus riche encore, une terre nommée Pallas (3), avec d’abondantes salines (4). Cette terre et ses salines sont situées dans la province de Gothie, sur ce point du rivage où la mer d’Espagne vient former les îles de la Méditerranée.

Or, à la mort de Raymond, une dame de très noble lignée, nommée Grasinde, épouse de Bernard, surnommé le Velu, s’éleva avec violence et obstination contre cette donation, prétendant que ce fief avait été la propriété de son premier mari, Raymond, fils de Roger, comte de Carcassonne, mais qu’il avait été usurpé de force par l’autre Raymond, dont j’ai parlé au commencement. Elle prétendait qu’après la mort de ce dernier, son fils Guillaume, qu’elle avait eu de Raymond, son premier /470/ mari, devait rentrer de plein droit en possession de cette terre, son patrimoine légitime. Un premier jugement, rendu à Conques, n’ayant pas satisfait pleinement les deux parties, celles-ci convinrent de tenir à ce sujet un plaid sur le territoire même en litige.

Au jour fixé, l’abbé Airadus (1) et les principaux du monastère, accompagnés d’une suite honorable de chevaliers et de vassaux, se rendirent au lieu convenu. Bernard le Velu et l’opposante, son épouse, se présentèrent fièrement, soutenus par une forte troupe de leurs vassaux. L’on prépare aussitôt la salle du plaid, on y dispose des sièges, les avocats des parties occupent leurs places. Alors, ainsi qu’il arrive quand les arbitrages des hommes ont force de loi, chacun plaide pour son opinion, il s’élève un bruit confus, le tumulte devient général, il est malaisé de discerner le vrai du faux. A la fin, Bernard, inflexible soutien de la justice et du droit, opinant en faveur des moines, réprimande avec menace et autorité ceux qui contestent avec tant d’emportement (2). Ceux-ci reviennent à la charge avec plus de fureur encore. Enfin le seigneur arbitre fait triompher son autorité; il calme les colères et force les rebelles à rentrer dans l’ordre. Il ne se prononça contre le fils du premier lit qu’après avoir exposé clairement ce qui était conforme à la vérité. Déjà l’accord était établi; la dame, moyennant une certaine somme d’argent, consentait à se désister de ses insatiables réclamations, lorsqu’un jeune emporté, nommé Pons, bouillant de fureur, mais néanmoins d’une noble et très puissante famille, poussé par une rage infernale, se précipite au milieu de l’assemblée et intervient de la manière la plus fâcheuse dans cet accord.

« Eh quoi! s’écria-t-il, serons-nous assez sots pour nous laisser tromper par les fourberies de ces imposteurs et pour laisser dépouiller de son patrimoine le fils de notre suzeraine? Qu’il vienne, le plus courageux et le plus fort de leurs champions, nous nous battrons en combat sigulier, et le sort des armes tranchera la querelle. Je me fais fort d’être victorieux, et désormais ni sainte Foy ni ses odieux suppôts n’auront l’audace de venir dans notre juridiction usurper nos droits et nos terres. »

En prononçant ces paroles, son visage était blême; il roulait des yeux égarés, il grinçait des dents; ses poings se choquaient, simulant le combat. Ses vociférations insensées jetèrent le trouble dans toute l’assemblée et excitèrent à tel point l’animosité de ses compagnons, que ceux-ci commencèrent à courir aux armes. L’accord fut rompu, le tumulte fut réprimé avec peine et l’assemblée se dispersa. Les moines de Conques avec les leurs ne virent d’autre parti à prendre que de mettre leur vie en sûreté par une prompte retraite et de se soustraire ainsi à l’insolence de ce forcené. Mais, grâce au secours divin et à l’intervention très sensible de sainte Foy, l’événement devait avoir une issue différente, et l’espérance allait rentrer dans ces cœurs abattus. Le ciel fit briller ses armes, contre lesquelles sont impuissants les efforts des faibles mortels. Mais pourquoi m’attarder à tant de considérations et différer le dénouement attendu avec impatience? Au moment de la dispersion générale, le jeune furieux, du consentement de son seigneur, se mettant à la tête de cinquante de ses hommes d’armes, se porta au-devant des moines sur la route où ceux-ci devaient passer. Chevauchant à quelque distance de sa troupe, en compagnie seulement de deux de ses écuyers, il leur faisait part de ses projets homicides contre les moines:

/471/ « Eh quoi! disait-il, aurions-nous la lâcheté de les laisser partir sans les surprendre et les châtier! O malheur! j’ai le cœur torturé, je souffre une intolérable douleur à la vue de l’impunité de tels scélérats et au spectacle de notre indolence. Si notre suzeraine écoute mes conseils, son injure sera vengée par l’extermination de ces misérables, avant même qu’ils aient franchi les bornes de notre territoire, et ma fureur sera apaisée. »

Telles étaient, avec d’autres semblables, les menaces insensées proférées par ce téméraire, bercé dans une sécurité trompeuse et plein de mépris pour Dieu et ses saints. Mais Dieu, dans sa sagesse, avait décrété que l’événement allait avoir une issue entièrement différente et fatale à son ennemi. Le misérable n’avait pas encore cessé de parler, lorsque soudain l’air est ébranlé par un violent ouragan; une épaisse nuée envahit le ciel, jusque-là d’une parfaite sérénité; un éclair effroyable brille à l’improviste, suivi d’un coup de tonnerre des plus terribles, et la foudre, comme un trait, frappe la tête du coupable. C’est ainsi que, par l’effet du feu du ciel, finirent les forfaits de ce misérable en même temps que son existence. Il ne laissa qu’un cadavre entièrement noirci comme un charbon: tel le tronc d’un grand chêne qu’e le laboureur impitoyable voit avec peine occuper une place dans une terre soigneusement défrichée. Celui-ci emploie tous ses efforts à le rouler et à le jeter dehors. Mais, impuissant contre une telle masse, il porte le feu sur diverses parties; du colosse et abandonne gisant le trône réduit en noir charbon. Tel est l’horrible spectacle que présente le corps de ce misérable, consumé dans tous ses membres. Le mulet lui-même, qui servait de monture à cet impie, gît terrassé; la lance du chevalier est brisée en éclats. Les deux écuyers sont étendus à demi-morts de terreur, devant leurs montures effrayées. Les autres hommes d’armes, épouvantés par cet éclat de la vengeance divine, et ne se trouvant pas en sécurité en face de cette catastrophe, se dispersent précipitamment de tous côtés; chacun se sépare de son compagnon.

O hardi chevalier, guerrier qui ne connus jamais la peur, fort entre les forts, qui élevais ta fierté jusqu’au ciel, qui comptais pour rien les saints de Dieu, où est maintenant ta puissance? où est ta force? où est ta vaillance? où sont ta fureur et tes menaces? où est ta vigueur invincible? où sont, dis-moi, ces muscles puissants, ces bras redoutables qui se dressaient contre le ciel et frappaient les airs pour défier au combat? où est cette ardeur furieuse, insensée, et cette ostentation qui faisait parade des larges épaules et des membres vigoureux? Tu appelles aux armes, tu brûles de batailler; tu périras par le glaive. Voici le divin guerrier qui précipita jadis Lucifer de son trône élevé; du haut de la citadelle céleste, il combat contre toi, il te frappe du trait enflammé de la divine justice, et te voilà gisant misérablement dans la poussière. Tu es réduit en un si triste état que ton cadavre ne peut pas même fournir une proie aux bêtes sauvages et aux vautours. Que t’est-il donc arrivé? quelle stupeur t’a paralysé? quelle défaillance a frappé ton esprit? Eh quoi! lâche, tu ne te pares pas du bouclier? tu ne dardes pas ta lance? tu ne lances pas le javelot? tu ne tires pas l’épée? tu n’éperonnes pas ta monture? tu ne fais pas caracoler en cercle ton coursier écumant? Ah! c’est que peut-être tu guerroies contre le Très-Haut et non contre une coule de moine; tu as affaire avec le Tout-Puissant et non avec un personnage méprisable. Cependant ce personnage, si humble qu’il soit, n’est pas assez méprisable pour ne mériter point d’avoir Dieu lui-même pour défenseur et pour protecteur. Contre un tel champion il est malaisé d’avoir le dernier mot; il ne se laisse pas tromper, et quiconque s’oppose à sa volonté ne pourra /472/ jamais se vanter d’avoir l’avantage. A ses yeux la force humaine n’est que faiblesse, la sagesse mondaine, folie. Abandonne donc ton entreprise. Cesse, oh! cesse de persécuter les serviteurs de Jésus-Christ, et contente-toi de remplir humblement le rôle qui t’a été imposé. Précurseur et avant-coureur du dernier et pervers anté-christ, dont tu as ignoré sans doute la défaite future, tu as pu présager, par l’horreur de ta propre mort, comment il sera justement précipité, par la force divine, du haut de son trône orgueilleux. Mais c’est assez accabler des traits ironiques de notre indignation un malheureux qui, ayant été un homme, mériterait plutôt notre pitié; hâtons-nous d’arriver au terme de ce trop long récit.

A la nouvelle de cette catastrophe, la dame intraitable, frappée d’épouvante et redoutant le châtiment de Dieu, envoie des messagers chargés de rejoindre l’abbé de Conques et de le ramener auprès d’elle. Il ne fut pas nécessaire de faire à celui-ci le récit de l’événement; il avait dejà rencontré sur son chemin le cadavre de son ennemi gisant dans la poussière, car le malheureux, comme nous l’avons dit, s’était porté en avant. A la fin, les moines s’en retournèrent avec la satisfaction d’un double avantage: ils avaient recouvré leur possession, et ils étaient délivrés d’un ennemi acharné.

[Note a pag. 469]

(2) Raymond III, comte de Rouergue (961-1010), était fils de Raymond II et de Berthe; il sera question de cette dernière au chapitre XXVIII de ce premier livre. Pour les donations de Raymond II à l’abbaye de Conques, voir l’Hist. de Languedoc (II, p. 93-537) et les Mém. de Bosc (p. 404). L’épouse de Raymond III se nommait Richarde, peut-être celle dont il sera question au ch. Xe du IIe livre. Raymond III sera encore mentionné au ch. XXVIII du présent livre et au ch. v du IIe. Torna al testo ↑

(3) « La pancarte (des bénéfices de l’abbaye de Conques) met dans le diocèse d’Agde l’église de Saint-Sauveur et Sainte-Foy de Pallas, lieu disparu, autrefois situé sur les confins des communes de Mèze et de Loupian, et dont le nom est resté à un cours d’eau qui se jette dans l’étang de Thau. » (Cartul. p. c.) La donation de Raymond III figure dans le Cartulaire (nº 17). La seigneurie de Pallas fut, à la même époque, l’objet de nombreux litiges (Cf. Cartul., nº 18 et 20). Il sera encore question de Pallas au ch. IV du liv. II, et aux ch. XX et. XXI du liv. III. – Bernard le Velu était le même que Bernard d’Anduze. Torna al testo ↑

(4) Cf. liv. II, c. iv, finale. Torna al testo ↑

[Note a pag. 470]

(1) Airadus, doyen en 1007, devint abbé peu de temps après. (Cartul., nº 325, 102, 160, 178, etc.) Torna al testo ↑

(2) Le Bernard dont il est question dans cette phrase ne semble pas être le même que Bernard le Velu. Il apparaît ici comme un arbitre entre l’épouse de ce dernier et les moines. Torna al testo ↑