Bouillet Servières
Sainte Foy
Vierge et Martyre

Livre des Miracles de Sainte Foy
Livre Premier

/494/ Latino →

XXXIII.

De celui qui, sur l’avis dé sainte Foy, s’évada en se précipitant du haut d’une tour; intervention merveilleuse d’un âne.

Avant de commencer la relation de ce prodige merveilleux, à jamais mémorable et rédigé avec concision pour les lecteurs délicats, je supplie Celui qui est la source de toute vraie science de daigner accorder a mon âme une abondante communication de la divine sagesse et à mon esprit aride la rosée féconde de l’Esprit-Saint. Ainsi je pourrai raconter ces récits véritables dans un style approprié au sujet et propre à favoriser l’édification du lecteur; alors ma narration ne s’écartera pas de la rectitude du bon goût et ne sortira pas de sa voie à la poursuite des futilités ennemies du vrai.

Un chevalier était prisonnier du très noble seigneur Amblard, dans le château de Castelpers en Rouergue (1). Ayant obtenu de ce dernier, moyennant des otages, la faculté de sortir sous prétexte de quelque affaire, il fit en cachette le pèlerinage de Sainte-Foy, puis, fidèle à sa parole, il vint reprendre ses fers. Avant de raconter comment il s’évada peu après, grâce à une intervention divine, nous devons décrire brièvement ce site et ce pays.

C’est une région montagneuse, où s’élèvent des rochers affreux et escarpés à une telle hauteur que de là la vue s’égare sur de vastes horizons. Mais au milieu de ces rochers, quand l’on rencontre quelque plaine, elle est d’une telle fertilité de production que nulle autre ne me semble plus féconde en dons de Cérès et en présents excellents de Bacchus. J’attribue sa fertilité à son élévation au-dessus de nos régions (2); ce qui, d’un côté, l’expose aux froids rigoureux de l’hiver, mais de l’autre, la rapproche du soleil, dans cette province méridionale (3), /495/ et la soumet aux fortes chaleurs de l’été. En effet, durant l’été, le soleil, plus voisin, y verse des effluves d’extrême chaleur; durant l’hiver, par suite de son altitude, ce pays est glacé sous le souffle de l’aquilon qui ne rencontre aucun obstacle. Par l’effet de ces phénomènes extrêmes, cette terre se trouvant fortement battue, ses éléments vicieux sont dissous et elle évacue ses sucs inutiles. Ainsi amendée, elle produit des fruits plus agréables et plus doux. Une telle région, comme nous l’avons dit, étant si différente de la nôtre par ses montagnes et ses rochers, les murs de ce château, établis sur la roche la plus compacte et la plus dure, s’élèvent bien au-dessus de nos pays et semblent planer dans les airs. Les bâtiments qui servent de demeure aux habitants de cette forteresse sont situés du côté le plus accessible et le plus propice à l’habitation; ils sont flanqués d’un donjon qui se dresse sur le lieu le plus élevé, dû côté qui est hérissé d’affreux précipices. Dans cette même direction, et sur la terrasse du sommet, se trouvait l’appartement du seigneur; il pouvait s’y livrer paisiblement au sommeil, au milieu de sa famille. Outre cet appartement, on voyait sur la même terrasse, mais du côté qui regarde le reste du château, le cachot où était détenu le prisonnier, chargé d’énormes chaînes qui entravaient ses jambes, sous la garde de trois geôliers.

Tandis que l’infortuné adressait incessament ses lamentations et ses prières à sainte Foy et qu’il était sur le point de se livrer au désespoir, les gardiens vinrent à s’endormir et la sainte lui apparut clairement, éclatante de beauté. Il lui demanda qui elle était; elle répondit qu’elle était sainte Foy et elle ajouta que ses pressantes supplications l’avaient pour ainsi dire importunée, que ses appels prolongés avaient exercé sur elle une sorte de violence, et que Dieu l’envoyait vers lui; c’est pourquoi elle était venue pour le délivrer.

« Que tardez-vous? dit-elle, sortez par le milieu du corps de garde et échappez-vous par les fenêtres du haut de la tour. »

Sur la parole de la sainte, le prisonnier se met en mouvement et se traîne en rampant. Mais lé cliquetis des fers réveille le seigneur et provoque sa méfiance. D’une voix menaçante il appelle une servante et lui donne l’ordre de rappeler à leur devoir les geôliers négligents. Elle s’empresse d’obéir, puis elle ferme la porte et se retire dans sa loge. Au bout de quelques heures, la sainte apparaît de nouveau au prisonnier et le presse de réitérer sa tentative. Celui-ci obéit aussitôt, mais ayant trouvé la porte fermée, il se rejette désappointé sur son grabat. Amblard, réveillé une seconde fois par le cliquetis des fers, renouvelle le même ordre à la servante. Celle-ci, par une permission de Dieu, après avoir accompli sa tâche, laisse la porte du corps de garde ouverte. Bientôt un sommeil plus profond s’appesantit sur les habitants du château. Sainte Foy apparaît alors une troisième fois au prisonnier et lui reproche vivement et avec plus de sévérité sa lâcheté et son inaction. Le malheureux allègue pour excuse l’obstacle de la porte et se plaint amèrement d’avoir été dejà déçu deux fois.

« Ne balancez pas, dit-elle, l’issue vous est ouverte, et Dieu vous aidera. » Le prisonnier, plein de confiance en Dieu, se traîne péniblement comme il peut; il parvient avec grande peine à pénétrer dans le corps de garde, et escalade la fenêtre. Là il est épouvanté par la profondeur du précipice. Alors sainte Foy vient près de lui pour soutenir son courage défaillant; elle le précède et l’attire en lui montrant le chemin et lui adresse une mâle exhortation:

“Courage et confiance, lui dit-elle, il n’y a point d’autres moyens d’évasion. C’est ainsi que jadis le peuple d’Israél, qui avait attaqué la tribu de Benjamin, pour /496/ venger le crime de la ville de Gabaa, ne put obtenir le triomphe, d’après l’oracle divin lui-même, qu’à la troisième tentative, comme nous le lisons dans l’Écriture (1). »

A la fin le prisonnier, pressé par l’horreur de son sort, reprend courage; au mépris du danger, il avance les pieds hors de la fenêtre dans le vide et s’élance dans le précipice. Jamais duvet plus léger n’a reçu plus mollement, plus agréablement Sardanapale sur sa couche, que ce rocher si dur n’a accueilli doucement le prisonnier. Une force divine le soutient si efficacement que, quoique n’ayant point reçu d’ailes de la nature, il semble néanmoins voler à l’aise plutôt que tomber. Enhardi par ce miracle, il n’hésite pas à franchir un autre précipice encore plus profond qui s’ouvrait au-dessous des rochers servant de base à la tour massive; un troisième bond dans la partie inférieure le dépose sur la terre ferme. Chose merveilleuse et terrible! Quel est l’homme assez téméraire pour affronter un péril si redoutable? Je ne puis m’empecher de frémir vivement, je l’avoue, rien qu’en écrivant un tel récit. Dieu, qui voulait glorifier sa sainte par un si grand miracle, donna au prisonnier le courage de dominer l’épouvante qu’inspirait un tel précipice. Il n’éprouva, il est vrai, aucun mal; mais dans sa première chute au pied du donjon, le bruit des fers avait retenti jusqu’aux oreilles du seigneur endormi. Réveillé par ce cliquetis, il entre dans une fureur extrême, fait savoir l’événement à ses serviteurs, les déclare coupables et les proclame dignes de la potence; finalement il leur ordonne avec menace de se lancer sur le champ à la poursuite du fugitif. Tous traitent cet ordre de ridicule, assurant qu’il sera assez tôt d’attendre le jour pour recueillir un cadavre broyé et fracassé. Le seigneur rejette cet avis et leur commande, de se munir de torches et de lanternes et de courir en toute hâte du côté où la descente est plus aisée, afin de se saisir du fugitif.

Ce dernier voit briller les torches et entend se rapprocher les clameurs des hommes lancés à sa poursuite; sa perplexité est extrême, entravé qu’il est dans sa fuite par les énormes chaînes qui paralysent ses mouvements. Cependant il aperçoit un bosquet qui, comme providentiellement, se trouve tout près de là; il se traîne dans cette direction en rampant, comme il peut, et emploie toutes ses forces pour y arriver. Plus efficacement que nul aiguillon, l’impérieuse nécessité le pressait vivement; et nul ne lui reprochait mieux sa lenteur que lui-même, qui la comparait à celle de la tortue. Tandis qu’il était dévoré d’anxiété à la pensée du danger et qu’il commençait à pénétrer dans l’épaisseur du taillis, il eut la surprise d’apercevoir devant ses yeux un âne. Aussitôt il passe sa ceinture nouée en guise de frein dans la bouche de l’animal et s’élance sur son dos, jeu travers, comme il peut, à la manière des femmes, les jambes tournées du même côté, à raison de la nécessite, sans souci pour sa dignité d’homme. C’en était fait de lui sans contredit, si l’âne avait tardé à fuir un seul moment. Jamais coursier de combat ou de roi ne courut d’un trot plus rapide ou plus doux que cet âne qui volait à travers ce pays, dans la direction où le fugitif se croyait le moins exposé à être poursuivi. Mais loin de s’estimer en sûreté, le cavalier tend l’oreille, retient son souffle, puis tourne la tète et explore du regard pour écouter ou pour voir si quelqu’un court après lui. Ce ne fut qu’après avoir parcouru la distance de huit milles, qu’il se crut hors d’atteinte. Le jour commençait à poindre, et l’aurore, par sa lueur, invitait les hommes à reprendre leurs travaux. Le fugitif attache alors sa monture à une branche et se détourne légèrement du sentier, vers un endroit où il aperçoit des cailloux plus durs. /497/ Il frappe à coups redoublés sur ses fers et les brise aussi facilement que de la glace. Mais pendant ce temps l’âne merveilleux avait disparu. Il eut beau regarder de tous côtés et faire les recherches les plus minutieuses, il ne put apercevoir dans aucune direction ni l’animai ni même sa trace. Seule la ceinture, comme pour attester le miracle, flottait à l’arbre où il l’avait attachée. Le fugitif se dirigea à pied vers le sanctuaire de sainte Foy.

Jamais peut-être avant ce jour, dans la basilique du Saint-Sauveur, le peuple de Conques n’avait contemplé un spectacle plus beau, plus saisissant que celui-là: le noble chevalier, plein de distinction, d’une haute stature et d’une magnifique prestance, fendant les flots des assistants, pour arriver au tombeau de la sainte, portant triomphalement sur les épaules ses énormes chaînes; tel un lion qui a rompu sa cage et qui regagne, chargé de son lourd collier de fer, l’asile de la forêt qui l’a vu naître. Devant tout le peuple, il se débarrasse du cruel fardeau qu’il avait encore sur les épaules et, se retrouvant libre après son heureux retour dans sa patrie, il remplit de joie tous les assistants et les moines par le récit de sa merveilleuse aventure. Son retour inespéré combla d’allégresse ses amis plongés depuis longtemps dans le chagrin.

Que faut-il penser de l’humble animal qui se présenta ait fugitif dans cette conjoncture? Ne serait-ce pas un ange bienfaisant qui se serait manifesté sous la forme d’une humble monture? N’est-ce pas sur un semblable animal que le Sauveur lui-même voulut s’asseoir, pour humilier l’orgueil humain? Il choisit cette vile monture, bien qu’il fût le Seigneur dominant sur tous les peuples et que sa gloire surpassât les deux(1).

O mérite incomparable d’une jeune enfant! O prérogative admirable concédée à une femme! O grâce merveilleuse, ineffable, accordée à une vierge! Les prodiges qu’elle opère, la plume ne peut suffire à les écrire, la langue est impuissante à les raconter. Ce n’est pas seulement ici où reposent ses reliques que la puissante sainte multiplie ses merveilles, c’est encore, comme l’ont raconté ceux qui sont journellement les témoins de ses miracles, sur toute la terre qu’elle manifeste son action prodigieuse, sur mer, dans les prisons, dans les maladies, dans les dangers de toutes sortes, dans toutes les nécessités, j’en ai fait moi-même l’expérience; et quiconque l’implore d’un cœur droit éprouvera les effets de sa protection. Partout où retentit le nom de sainte Foy, là retentissent aussi les merveilles qu’elle opère, à l’honneur et à la gloire de Jésus-Christ, Dieu tout-puissant, qui régit tout ce qui existe et qui, dans l’unité éternelle avec le Père et le Saint-Esprit, règne durant tous les siècles. Ainsi soit-il.

[Note a pag. 494]

(1) Castelpers, Castrum Persum, village de la commune de Saint-Just, canton de Naucelle, arrondissement de Rodez, est situé sur un rocher escarpé, au confluent du Céor et du Giffou. Du château de Castelpers, jadis le siège de l’une des plus anciennes baronnies du Rouergue, il ne reste aujourd’hui que des ruines insignifiantes. (Hist. de Languedoc, t. II. Preuves, coi. 296; – de Gaujal, Etudes histor., t. IV, p. 364; – de Barran, Docum. hist. et généal. sur le Rouergue, t. I, p. 697.) Torna al testo ↑

(2) Les régions de l’Anjou et celles du pays Chartrain. Torna al testo ↑

(3) Castelpers est situé dans le sud du département de l’Aveyron, près de la frontière du département du Tarn, et non loin des célèbres possessions que le monastère de Conques avait aux Planques, dans le Tarn. (Cf. l. III. c. xiv.) Torna al testo ↑

[Nota a pag. 496]

(1) Jug. XX. Torna al testo ↑

[Note a pag. 497]

(1) Ps. cxii, 4. Torna al testo ↑