Bouillet Servières
Sainte Foy
Vierge et Martyre

Livre des Miracles de Sainte Foy
Livre Deuxième

/510/ Latino →

V.

Comment des vases sacrés, tombés dans un précipice, furent préservés, et comment Hugues fut frappé de mort par la main de Dieu.

Le fait que je vais raconter est merveilleux; beaucoup le regarderont comme incroyable. Longtemps je l’ai tenu caché, par crainte du scandale, mais maintenant je dois à la vérité de le publier. Il n’est pas rare aujourd’hui que des hommes pervers /511/ soient élevés aux plus hauts emplois et investis de la puissance de ce monde. C’est ainsi que, dans notre époque, l’abbaye de Conques fut soumise à la direction de l’abbé Hugues, ou plutôt désolée par sa tyrannie. A sa mort, son frère Pierre lui succéda; après ce dernier, ce fut aussi un troisième frère, nommé Etienne, qui prit sa place et qui, encore aujourd’hui, dans la fleur de sa jeunesse, occupe le siège abbatial et jouit même des châteaux et des nombreuses possessions du monastère. Ces trois frères avaient un oncle, nommé Bégon, évêque de Clermont (1), qui, durant toute sa vie, les poussait plutôt à ravager par leur tyrannie l’abbaye soumise à leur autorité qu’à la couvrir de leur protection. Or l’on assure que jusqu’ici, parmi les offenses contre sainte Foy, nulle n’a jamais été plus sûrement châtiée que les attentats commis contre le monastère, soit par les membres eux-mêmes de la communauté, soit par les étrangers. L’opulence a donné plus de hardiesse pour se livrer au péché; la conduite indigne de plusieurs parmi les moines, le faste et l’orgueil de ces hommes pervers sont cause que lés miracles des saints ont cessé. Tant il est vrai que la médiocrité est la sauvegarde des vertus, lorsque l’esprit n’est ni abattu par l’excès de la misère, ni enflé par l’orgueil des richesses! Je parle pour l’ordinaire de notre vie séculière; car il faut porter un tout autre jugement sur l’état de perfection qui se glorifie de ne rien posséder en de monde. Mais c’est assez de digression; retournons à notre sujet.

Hugues, l’aîné des trois frères, ayant été blessé dans un combat, fut pris et jeté dans un cachot du château de Gourdon (2). Le vainqueur, qui cependant était son cousin, ne voulut consentir à lui rendre la liberté que moyennant une forte rançon. A cette nouvelle, l’évêque Bégon, à la tête d’une forte troupe de ses vassaux, se dirigea en toute hâte vers Conques, dans l’intention de piller le trésor de sainte Foy, pour la rançon de son neveu. Il y avait là les quatre chapes les plus précieuses, un grand encensoir d’argent et un gros calice de même matière; il les prit et lès chargea sur un mulet. En gravissant la pente abrupte de la montagne voisine, la bête marchait avec plusieurs autres sur l’étroit sentier couvert de glace, lorsque soudain son pied glisse et l’animal roule jusqu’au fond de l’affreux abîme. La mule fut précipitée avec une telle violence, qu’elle roula cent fois sur elle-même avant de toucher le lit du ruisseau, à travers les rochers qui le bordent de chaque côté. Mais, ô merveille! la bête n’eût aucun mal; les vases sacrés ne furent ni contusionnés, ni tordus, et même les chapes ne furent nullement mouillées par l’eau du torrent. La profondeur effroyable du précipice atteste combien fut merveilleuse cette préservation. D’ailleurs, pour le montrer davantage encore, les courroies de la croupe et du poitrail furent déliées, brisées; la selle fut mise en pièces; le calice et l’encensoir au contraire, mille fois plus fragiles, furent entièrement préservés. L’abbé, le doyen et un nombre convenable de servi-leurs laïques accompagnaient tristement et à regret les sacrilèges ravisseurs (3), gémissant sur le pillage d’ornements si précieux, et priant Dieu tout bas de leur rendre ces dépouilles sacrées. Dieu, dans sa miséricorde, les exauça sans retard, /512/ car par suite de cet accident, les objets du trésor furent rapportés au monastère. Cependant le lendemain, les ravisseurs, poursuivant leur premier dessein, se disposèrent à emporter leur butin au château de Gourdon. Mais une intervention divine allait renverser ces projets.

Pendant la nuit, le gardien laïque de la cire, nommé Etienne, se livrait au sommeil dans la cellule voûtée qui subsiste encore, affectée à la même destination, au côté droit de l’église. Sainte Foy lui apparut sous la forme d’une femme exténuée; son visage était pâle et amaigri; elle s’appuyait, comme accablée de fatigue, sur un bâton de pèlerin. Elle l’appelle trois fois; il s’éveille et l’aperçoit distinctement, au milieu d’une vague clarté qui illuminait tout l’appartement. Stupéfait d’étonnement, à cette vue, il se demandait par quelle issue et comment cette femme avait pu pénétrer dans ce bâtiment massif, muni d’une porte bardée de fer et solidement fermée par un verrou de fer. Il lui demanda:

« Qui êtes-vous? »

Elle répondit qu’elle était sainte Foy. Il reprit:

« D’où venez-vous?

— Il y a dejà treize ans, dit-elle, que je ne suis venue ici. »

Que signifie cette réponse? Je laisse à de plus perspicaces le soin de le deviner. Le gardien lui demanda pour la seconde fois: « Madame, d’où venez-vous donc?

— J’arrive, dit-elle, du château de Gourdon, où j’ai frappé de mort Hugues, pour la rançon duquel on enlevait hier les ornements de mon trésor. Mais on ne pourra emporter ces objets. »

Puis elle ajouta:

« Il y a encore trois hommes, des plus puissants de cette province, qui ont certainement résolu chacun de leur côté de me nuire. Ils se préparent à diriger leurs traits contre moi; ils sont dans la force de l’âge, il est vrai, mais leur vie ne tardera pas à avoir une fin prématurée. »

A ces mots, elle disparut. Le lendemain, dès le matin, la troupe sacrilège, loin de songer à restituer les objets précieux, avait dejà chargé en toute hâte son butin sur le mulet et poussait la bête sur le chemin, lorsqu’un émissaire arrive et apporte la nouvelle de la mort de l’abbé Hugues. Alors Etienne, voyant là réalisation de la prophétie de sa vision, se décida à faire aux supérieurs du monastère le récit exact de ce que Dieu lui avait manifesté. Il leur révéla même la prédiction de la sainte au sujet de la mort imminente de ses trois adversaires. S’il avait hésité d’abord à communiquer sa vision c’est qu’il était simple et timide. J’aurais à raconter beaucoup de choses sur sa conduite exemplaire et sur la sainteté de sa vie; mais ceci m’éloignerait de mon sujet.

Or l’on conjecture que l’un de ces trois hommes était l’évêqùe Bégon, qui inspirait à ses neveux de si funestes conseils contre sainte Foy; il mourut en effet peu de temps après. Le second était sans doute le frère d’Hugues, Pierre, qui vers le même temps, se rendant à Jérusalem, chargé d’une grande quantité d’or dont il avait violemment dépouillé le trésor de sainte Foy, périt misérablement sur mer dans une tempête. Durant l’espace de temps fort court qu’il avait survécu à son frère, il avait été, pour les moines de Saint-Sauveur, une épine et un fléau de l’enfer. Le troisième est, à ce que l’on croit, Raymond, comte de Rouergue (1), bien qu’il ait fait, comme je /513/ l’ai dejà dit, de nombreuses donations à sainte Foy. Il menaçait de détruire la ville importante, assise sur la crête de la colline qui se prolonge au-dessus du monastère, et de construire sur ses ruines un château fort. Or, vers le même temps, il mourut sur le chemin de Jérusalem. C’était, il est vrai, un prince juste et très pieux; mais il était résolu à élever sa forteresse, afin de soumettre par la force à son joug et à sa domination ceux qui négligeaient de lui rendre l’hommage de suzeraineté. Il est certain que, s’il lui avait été permis de l’exécuter, ce projet aurait jeté une grave perturbation dans la situation et les conditions d’existence de la localité. Or, comme nous l’avons dejà dit, nulle offense n’est plus sensible à sainte Foy et nulle n’entraîne à une ruine plus soudaine que les entreprises dirigées contre la ville; tant cette grande sainte apporte de l’empressement à châtier et à réprimer les attaques des méchants et à exercer sa sollicitude envers le troupeau que lui a confié le Seigneur. Mais peut-être la mort du comte fut-elle un effet de miséricorde prévenante du Père céleste qui voulait, non le châtier, mais le sauver en l’arrachant à l’imminence du mal qu’il était sur le point de commettre, et en le préservant d’une fin coupable qui lui aurait enlevé le fruit de ses mérites.

[Note a pag. 511]

(1) Bégon était lui-même abbé de Conques, en même temps que Hugues. Au sujet de cette époque tourmentée, voir plus haut le chapitre III de l’histoire de Conques et, aux Appendices, la liste des abbés de Conques. Torna al testo ↑

(2) Gourdon, chef-lieu d’arrondissement du Lot. On voit encore les ruines du château, qui existait dès l’an 961. (Histoire de Languedoc, nouv. édit. V, p. 217.) Torna al testo ↑

(3) Ce récit doit se placer peu de temps avant l’an 1010, car Bégon et Raymond III moururent cette armée, peu de temps, dit le texte, avant ces événements. L’abbé dont il est question dans cette phrase devait donc être Arlaldus III, abbé régulier; il avait pour doyen Gérald en 1007 et ensuite Airadus. (Voir la liste des abbés, aux Appendices.) Torna al testo ↑

[Note a pag. 512]

(1) Raymond III. Cf. chap. xii du Ier livre. Torna al testo ↑