Bouillet Servières
Sainte Foy
Vierge et Martyre

Livre des Miracles de Sainte Foy
Livre Deuxième

/513/ Latino →

VI.

D’un pèlerin fait prisonnier et chargé de chaînes, qui fut subitement délivré par l’intervention de sainte Foy.

Quelques pèlerins du Limousin, se rendant au sanctuaire de sainte Foy, passaient près du château qui porte le nom de Turenne (1) et dont le seigneur était Ebalus. Ils firent la rencontre d’un habitant du château, qui était leur ennemi et qui s’appelait Gozbert; c’était un clerc, mais il n’avait du clerc que le nom et il était plutôt absorbé dans les occupations de la milice terrestre. Sous un vain prétexte, il les enferma tous dans un cachot. Le seigneur Ebalus était absent. Son épouse, dame Béatrix, qu’il abandonna peu après par le divorce, ayant appris cette arrestation, fait savoir à Gozbert que, s’il désire conserver plus longtemps ses bonnes grâces, il élargisse de suite ces Romins(2) et ne les retienne pas une heure de plus prisonniers dans l’enceinte du château. Celui-ci, n’osant pas résister absolument aux ordres de la dame:

« Par égard pour l’autorité de la dame, dit-il, je vais relâcher les captifs, mais à la réserve d’un seul qui m’a offensé trop gravement; celui-là, il me serait trop dur de lui rendre la liberté. Si la dame n’en est pas satisfaite, qu’elle sache qu’elle n’obtiendra pas ce que je n’accorderai jamais certainement à sainte Foy elle-même. »

Aussitôt, il ouvre les portes aux autres et fait enchaîner celui-ci au moyen d’entraves désignées en langue vulgaire sous le nom de bodies. L’on frappe vigoureusement avec un marteau sur les clous destinés à river étroitement les fers; mais ils sont subitement rompus et les chaînes elles-mêmes sont brisées en éclats. On /514/ apporte d’autres entraves; même résultat. Une troisième fois encore, de nouveaux fers subissent le même sort.

« Je le vois bien, s’écrie alors Gozbert, si je n’y veille soigneuse­ment, sainte Foy va m’arracher de force mon ennemi. Mais je saurai agir de manière à déjouer ses espérances. »

Alors, au moyen de cordes, il lui attache étroitement les bras croisés sur la poitrine; il ramène ses mains de chaque côté autour du cou et les fait lier avec force entre les épaules. La corde, enroulée sous les aisselles, vient se nouer rudement sur le ventre, en sorte que le malheureux, torturé par les liens qui broyaient ses membres d’une façon inouïe, était sur le point d’être suffoqué et que sa respiration haletante allait s’affaiblissant avec la vie. Puis le bourreau enferme sa victime dans un cachot isolé, sous la garde sévère de douze soldats armés de lances, dont il connaissait la dureté à toute épreuve. Ceux-ci avaient ordre, au cas où le prisonnier serait délivré de ses liens par une intervention divine et miraculeuse, de se jeter tous ensemble sur lui et de le percer de coups, afin qu’il ne pût se vanter d’échapper vivant. Au bout de quelques moments, l’infortuné mourant de soif sous une telle angoisse, eut à peine la force de demander à boire, tant ses membres étaient comprimés sous l’énorme pression de ses liens. L’un des gardes alors apporte de l’eau et se dispose à relâcher la corde qui rattachait les bras repliés au cou, afin de pouvoir approcher le liquide de sa bouche, lorsque tout à coup les nœuds serrés se délient d’eux-mêmes, et les cordes restent simplement suspendues aux bras qu’elles avaient liés.

Le prisonnier, se sentant délivré par une intervention divine, se hâta de prendre la fuite. Alors les gardes, selon l’ordre de leur maître, saisissent leurs lances pour le percer de coups; mais subitement paralysés par la puissance de Dieu, ils s’arrêtent comme pétrifiés, incapables de faire un seul mouvement ou même de proférer une parole. L’ange du Seigneur les frappa de telle sorte qu’il les réduisit à l’immobilité des statues de pierre. Un seul d’entre eux, à travers les angoisses de la suffocation, fit entendre un cri lamentable et put à peine arracher à son gosier cette exclamation:

« Ah! voilà qu’il s’échappe! »

Après cela il retomba dans l’immobilité. Pendant ce temps le fugitif se réfugia en toute sécurité auprès de la dame Béatrix. Celle-ci, le lendemain, le fit escorter jusqu’au delà des bornes du territoire du château. L’heureux libéré, qui s’appelait Pierre, rejoignit ses compagnons et arriva à Conques avec eux. Là il rendit ses actions de grâces au Seigneur pour sa délivrance, et laissa, en ex-voto du miracle, les cordes qui, après s’être relâchées, étaient demeurées suspendues là ses bras; puis il s’en retourna plein d’allégresse dans son pays.

Un an et demi après mon second voyage à Conques, une affaire m’ayant amené à la cour du seigneur Guillaume, comte de Poitiers (1), j’y rencontrai la dame Béatrix, qui avait été envoyée là par son frère Richard (2), comte de Rouen. Je recherchai avec empressement un entretien avec elle, et je lui demandai aussitôt de me raconter le miracle. Sa relation fut de tout point conforme à celle que /515/ m’avaient faite les moines de Conques. Ceci peut être allégué comme une preuve convaincante à quiconque élèverait des doutes sur leur véracité, et même servir à confirmer les autres récits qu’ils m’ont communiqués.

[Note a pag. 513]

(1) Turenne, commune du canton de Meyssac, arrondissement de Brive, Corrèze, possède encore des ruines importantes du château de ses vicomtes. Ebolus ou Ebalus, seigneur de Turenne, avait épousé Béatrix, fille de Richard I, duc de Normandie (Cf. Acta SS. octob. III, p. 317). Torna al testo ↑

(2) Pèlerins. – Cf. 1. I, ch. I. Torna al testo ↑

[Note a pag. 514]

(1) Guillaume, comte de Poitiers, dont il s’agit ici, n’est pas, comme le disent les Bollandistes, Guillaume IV, surnommé Fier-d-Bras, mais son fils Guillaume V, qui lui succéda en 990 et mourut en 1030. Guillaume V, comte de Poitiers et duc d’Aquitaine, l’un des princes les plus accomplis de son siècle, était lié d’une étroite amitié avec Fulbert, le maître de notre historien. Torna al testo ↑

(2) Richard II le Bon, duc de Normandie. Torna al testo ↑