Bouillet Servières
Sainte Foy
Vierge et Martyre

Livre des Miracles de Sainte Foy
Livre Quatrième

/586/ Latino →

XXIV.

D’un ouvrier de l’église qui, atteint par une grande masse de pierres, fut merveilleusement préservé de tout mal.

Depuis longtemps le fait dont je vais présenter le récit était enseveli dans le silence de l’oubli, comme le fer qui est caché sous une épaisse couche de rouille. De nouveaux miracles, sans cesse surgissants et plus remarquables, avaient fait négliger celui ci. Quoi qu’il en soit, nous ne voulons pas laisser périr par notre négligence la mémoire de ce prodige et nous allons combler cette lacune en ajoutant ce récit aux autres. Comme la borne qui limite les champs, il servira de clôture à ce second livre qui est dejà bien étendu et qui demande un terme. Ce miracle, bien qu’il occupe le dernier rang, ne doit pas être moins célébré que les autres, parce-que, à la suite d’un cruel malheur, il nous rendit soudainement la joie d’une guérison inespérée. Notre confrère, qui jouit d’une considération si haute par l’intégrité et la sainteté de sa vie, le moine Saluste (1), encore vivant, en a été le témoin oculaire.

Ce religieux, par l’ordre du père du monastère, se rendit, avec vingt-six paires de bœufs, à la montagne (2) où les tailleurs de pierres préparaient des matériaux pour les constructions du monastère (3), et attela les bœufs à un immense fardier chargé de pierres, dont les unes devaient servir d’entablements et les autres étaient destinées aux énormes soubassements. Or le char, ainsi pesamment chargé, en descendant la déclivité de la montagne, traversa une sorte de taillis récemment coupé, mais encore hérissé de troncs aigus. Dans ce dangereux passage, les troncs, s’introduisant à travers les rayons des roues, empêchent celles-ci de tourner et arrêtent les bœufs et les hommes. Tous ceux qui accompagnaient le convoi réunissent aussitôt leur industrie et leurs efforts et poussent des épaules et des bras le chariot dont l’essieu fait fumer les moyeux, par l’effet du poids excessif qui le surcharge. L’un d’eux, Hugues, qui dirige ce travail, se place au milieu, armé d’un fort épieu, en guise de levier, et fait de grands efforts pour dégager la roue embarrassée dans les troncs. Mais tout à coup le pied lui manque et il tombe sous le lourd véhicule, qui lui écrase les jambes, et le traîne à travers les rejetons du taillis, l’espace de six pas.

A cette vue, tous abandonnent leur occupation, accourent vers lui, pleins d’anxiété et d’effroi, et invoquent d’une seule voix l’assistance de sainte Foy, partagés entre la stupeur et la douleur. Des qu’ils l’ont soustrait à la mort, ils le déchaussent et constatent que l’os de la jambe engagée s’est recourbé comme une faucille. Tandis que tous se désolent et implorent à grands cris le secours de la sainte, l’estropié saisit lui-même à deux mains sa jambe recourbée et en redresse les os, comme de la cire molle. Alors l’affliction se change en transports d’allégresse; des larmes de joie coulent de tous les yeux. L’heureux client de sainte Foy s’empresse aussitôt de reprendre /587/ avec allégresse son travail et conduit sans autre accident la lourde charge jusqu’à la basilique de la glorieuse martyre. Là il la dépose et rend les plus ardentes actions de grâces à la puissante bienfaitrice, qui l’a sauvé miraculeusement d’un si terrible danger. Un prodige si merveilleux, accompli par Dieu à la prière de sainte Foy, est demeuré longtemps enseveli dans le silence, parce que la construction, où furent employées les pierres dont nous venons de parler, offre des lézardes béantes dans ses arceaux et menace ruine. Nous ignorons la cause de cet accident. Peut-être faut-il l’attribuer à un fait analogue à celui que raconte saint Grégoire, évêque de Tours (1), au sujet de l’église dédiée à saint Antolian, martyr de Clermont. Cette église, d’après une révélation du ciel, occupait l’emplacement d’où l’on avait retiré de nombreux corps saints. C’est pourquoi elle se crevassa et finit par se renverser de fond en comble, par la volonté de Dieu. Voyant que notre basilique menaçait d’avoir le même sort, nous avons gardé jusqu’ici le silence sur le prodige dont les pierres qui la composent ont été l’occasion.

Mettons fin à ces récits. Aussi bien nous en sommes averti par l’étendue de cet opulent recueil, qui, grâce à la protection divine et aux mérites éclatants de la très glorieuse vierge et illustre martyre de Jésus-Christ, l’admirable sainte Foy, est répandu dans le monde entier. Ce n’est pas que nous ayons épuisé les miracles de la sainte, car elle en accroît merveilleusement tous les jours le nombre; mais nous les retranchons de ce livre pour leur réserver une plus large place dans un troisième, si toutefois Dieu prolonge assez nos jours pour nous permettre d’exécuter ce projet (2).

La glorieuse vierge sainte Foy a opéré en effet une multitude étonnante de miracles; elle les a semés aux quatre points cardinaux; il serait aussi difficile de les recueillir tous que de les écrire. Elle franchit, sous la conduite du divin nautonnier, l’immensité des mers et voyage dans tous les royaumes de l’univers. Réunissant les clartés variées, les divers mérites de tous les saints en une seule splendeur incomparable, elle apparaît comme un soleil éblouissant, donné par la miséricorde divine à ce monde en décadence, pour l’illuminer d’un pôle à l’autre du radieux éclat de ses miracles sans pareils. Tous les peuples jouissent des bienfaits dont elle est si prodigue. A son commandement, l’Erèbe lui-même ouvre ses portes aux âmes qu’elle en fait sortir. Les pays lointains, plus encore que le lieu où sont honorées ses dépouilles, retentissent de ses bienfaits, répandus avec une étonnante libéralité. Et pourtant, à son sanctuaire vénéré, la multitude des malades obtient la santé qu’elle vient implorer, les aveugles la vue, les possédés leur délivrance, les paralytiques le mouvement, les estropiés le redressement, les fiévreux le calme, les épileptiques la guérison, les mourants un prompt retour à la vie. Son intercession brise les forces des armées, assure un triomphe éclatant à ceux qui l’invoquent, a plus d’efficacité que les armes, plus de puissance qu’aucune force.

Comme Elie, elle rouvre le ciel fermé par nos crimes; comme Pierre, elle fait lever les paralytiques de leur grabat; comme Paul, elle chasse les nuées orageuses de la mer et ramène la sérénité; comme Nicolas, elle apaise les plus /588/ violentes tempêtes; comme Martin de Sabarie (1), elle ressuscite les morts. Nul genre de miracles où elle soit surpassée par quelqu’un des saints, car en elle éclatent tous les genres de sainteté réunis. Elle est sans contredit l’assistante favorite de la Mère de Dieu, car elle éclipse les autres saints par l’éclat de la virginité et domine dans le chœur des martyrs par la gloire des lauriers cueillis dans sa passion. Bienheureuse, puissante et incomparable vierge, elle est la perle du paradis, l’épouse sans tache de l’Agneau céleste, l’astre radieux de la terre, la protectrice toute puissante du peuple chrétien, la gloire des vierges, la fleur des martyrs, l’admiration des anges, l’ornement des cieux, le salut de la patrie, le boulevard de l’Eglise, la terreur de l’enfer, la porte des célestes parvis, le remède souverain des infirmes, le suave médicament des malades, la cité inexpugnable de refuge pour ceux qui sont dans la tribulation. C’est peu pour elle de guérir les corps; elle purifie aussi des taches du péché, obtient du Seigneur le pardon de nos fautes et se fait l’interprète fidèle et assidu de nos prières auprès de la divine miséricorde.

Nous avons recours avec confiance à des mérites si glorieux, et nous supplions cette incomparable vierge, qui verse de tels bienfaits dans ce lieu d’exil, de nous tirer du tombeau de nos péchés où nous gisions comme morts, afin qu’au jour redoutable de la résurrection, les boucs impurs soient transformés en candides agneaux et que, par son assistance, nous soyons placés à la droite du souverain Juge et admis à la félicité éternelle. Nous la conjurons de nous donner cette robe nuptiale avec laquelle nous pourrons nous asseoir au banquet divin auquel, grâce à cette vierge sage, nous serons conviés, et où nous ferons notre entrée triomphale aux noces célestes, portant à la main l’éclatant flambeau où se consume l’huile de l’allégresse, aux côtés de Jésus, à qui appartient toute gloire et toute suprême domination avec le Père et le Saint-Esprit, durant tous les siècles des siècles. Ainsi soit-il.

[Note a pag. 586]

(1) Dans le Cartulaire, il est question de plusieurs moines du nom de Saluster qui ont vécu dans la première moitié du xie siècle. Torna al testo ↑

(2) Cette montagne, à en juger par le calcaire jaune qui domine dans une partie de l’église, serait située près de Lunel, en amont de l’Ouche. Torna al testo ↑

(3) D’après le titre du chapitre et d’après quelques indications ultérieures (ad basilicam saxeum deduxit onus), il s’agit plutôt de la construction de l’église que de celle du monastère. Du reste, le monastère fut reconstruit par le même abbé qui avait rebâti la basilique; il s’appelait Odolric (1030-1065). La chronique de Conques lui attribue les deux constructions: basilicam ex maxima parte consummavit... ac etiam monasterium fecisse creditur. Torna al testo ↑

[Note a pag. 587]

(1) Lib. in gloria martyrum, cap. 64. Torna al testo ↑

(2) Ce projet n’a pas été exécuté; nous ne trouvons nulle part la trace d’un troisième livre composé par le moine anonyme. Torna al testo ↑

[Nota a pag. 588]

(1) Aujourd’hui Stein-am-anger, en Pannonie, patrie de saint Martin de Tours. Torna al testo ↑