Bouillet Servières
Sainte Foy
Vierge et Martyre

Livre des Miracles de Sainte Foy
Supplément 4 – Manuscrit de Londres

/610/ Latino →

III.

Comment un vieillard, privé de l’usage de tous ses membres, le recouvra plus tard.

Nous ne sommes nullement porté â décliner les critiques de nos censeurs, bien que ceux-ci nous adressent force menaces de blâme, non sans quelque causticité. Si en effet nos écrits ne sont pas dignes d’éloges, du moins nous savons louer ceux qui ont du mérite. Aussi nous félicitons-nous de tout notre cœur de ce que nous sommes poursuivi aussi bien par la jalousie de nos amis que par les attaques de nos ennemis. Mais passons, et racontons le trait suivant.

Robert, comte de Rouergue (1), homme d’une vaillance dés plus surprenantes et d’un mérite qu’on ne saurait assez célébrer, fut atteint d’une grave maladie, durant son séjour à Rodez, et fut bientôt réduit à l’extrémité. Voyant qu’aucune médication ne pouvait le soulager et convaincu qu’aucun secours humain ne pouvait le guérir, il résolut de recourir au remède merveilleux de la plus merveilleuse des saintes martyres; car il avait pleine confiance en son pouvoir pour obtenir de Dieu le rétablissement de sa santé. Cette pensée releva son courage; l’espoir revint, et l’on put se flatter d’une amélioration. Or, comme il était, d’après le témoignage de tous, un homme très avisé, il députa à Conques plusieurs de ses gens pour demander qu’un grand nombre de moines se rendissent auprès de lui, afin de l’aider par leurs conseils et leurs prières à accomplir le vœu de son cœur. Quant à son épouse, car il était /611/ marié, il ne la consultait pas; elle n’était pas encore d’un âge nubile et d’ailleurs, même après avoir passé les années de son enfance, elle n’avait aucune inclination pour lui (1). Il résolut donc de prendre l’avis des principaux de son entourage et de faire connaître aux moines de Sainte-Fay les secrètes dispositions de son cœur. Les ayant réunis autour de lui, il leur dit:

« Puisque les remèdes humains ont été impuissants à guérir mon mal, j’ai résolu de recourir à la salutaire intervention de la puissante vierge. Si donc par ses prières elle fléchit le Seigneur et m’obtient la guérison, je soumets à son gouvernement mon église dite vulgairement de Tanavelle (2), située dans le diocèse d’Auvergne (3), et désormais je traiterai avec honneur et je protégerai de toute manière ses sujets et en général tout ce qui sera de sa juridiction. »

Telle est la déclaration qu’il ne craignit pas de faire et que nous ne devons pas craindre de rapporter. Par une merveille visible, à peine le vœu fut-il prononcé que la guérison s’ensuivit. Le Tout-Puissant voulut ainsi exaucer cette demande, non seulement pour le rétablissement du malade, mais encore pour l’exemple dont bien d’autres pourront profiter. Il ne faut donc pas s’étonner de la promptitude de la guérison que la sainte ne jugea pas à propos de différer. Le comte, se voyant rétabli, s’acquitta de son vœu et se montra toujours fidèle dans son accomplissement. Peu de temps après, il advint que les moines de Conques portèrent solennellement la statue miraculeuse de la sainte à l’église de Tanavelle. Tel était en effet l’usage de njos anciens: lorsqu’une dépendance du monastère était enrichie par des donations convenables ou par les bénéfices de quelque église, ou par l’adjonction de propriété, on y transportait la châsse des reliques, pour placer cette terre sous la protection de la sainte; c’était comme une prise de possession de la part de notre vierge qui, par sa présence corporelle, consacrait à jamais ses droits de propriété. La demande du transfert de la statue ayant été adressée au supérieur et ayant reçu son approbation, on procéda à l’exécution. La châsse est donc transportée avec toute la solennité possible, et aussitôt le peuple accourt de tous côtés et témoigne une immense allégresse. Sur le passage on porte tous les malades, tous les infirmes; plusieurs d’entre eux sont soudainement guéris. Venons maintenant au récit du prodige que nous nous sommes proposé de rapporter.

Le troisième jour, le bruit de cette procession s’étant répandu de tous côtés, il y eut un énorme concours de peuple de tout sexe, au milieu duquel on vit accourir une nombreuse et bruyante troupe de jeunes gens de Brioude (4). Je soupçonne dejà que notre vierge (que l’on me pardonne l’expression) va se montrer comme fière en se mettant sans infériorité en comparaison avec Paul, et d’abord avec Pierre, sauf le respect dû à la prééminence de l’apostolat, au sujet de la guérison du boiteux dont le mal était invétéré (5). Mais quoi? Sa gloire brille à l’égal de /612/ celle des anges; elle exerce les fonctions d’apôtre dans ses miracles, elle est couronnée de l’auréole des martyrs, elle participe, à l’immense félicité des confesseurs et, mêlée au chœur des vierges, elle peut contempler l’Agneau face à face. Et si sa parole ne retentit pas dans toutes les parties du monde, cependant je doute que ses gestes merveilleux soient inconnus de quelque contrée de la terre. Mais pourquoi nous attarder à ces louanges et faire attendre le récit annoncé? Reprenons donc le fil de notre narration.

Or la troupe bruyante de nos jeunes gens, traversant un bourg appelle Massiac (1), rencontra un vieillard décrépit et de l’âge le plus avancé, qui, privé dès sa jeunesse, de l’usage de ses membres, souffrait depuis cette époque de la plus cruelle infirmité: ses membres raidis et comme fixés le long de son corps n’avaient aucune liberté de mouvement et ne lui permettaient pas même de s’asseoir pour se reposer. Paralysé par cette infirmité, accablé par la langueur incessante de son mal, dénué de ressources, il se joignait patiemment à une compagnie de pauvres pour mendier. Apprenant que ses camarades se précipitaient sur le passage de la sainte, il mit sa confiance en elle et il se résolut à faire l’épreuve d’un pouvoir qu’il avait entendu si souvent célébrer. Comme il ne pouvait que se tenir couché, il implora un aide pour se faire conduire vers elle et lui demanda de le placer sur son passage, afin de se trouver sous l’influence de son merveilleux pouvoir qui dompte les maux de toutes sortes. Dieu permit qu’on l’écoutat et que l’on fût touché de pitié. On le place donc sur un cheval disposé pour recevoir un tel fardeau, et l’on arrive ainsi au bourg de Talizat (2). Là on apprend de ceux qui s’en retournaient que les porteurs de la sainte statue, après avoir pris possession de la propriété, reprenaient le chemin du monastère. On hésite alors sur ce qu’il convient de faire, on délibère mal à propos. On se décide à l’aventure à refuser de continuer l’aide promise et à abandonner l’infirme dans ce village, afin de courir sans embarras et plus promptement vers la sainte qui n’a plus pour eux le nom de Foy, mais celui d’une simple martyre ou même seulement d’une vierge. On le laisse donc seul, sans asile; mais il n’est point pour cela privé de secours: O glorieuse vierge Foy, notre ressource et notre foi, voici celui qui a été réservé expressément à votre puissance pour être guéri par vous; exaucez celui qui dans sa for vous implore avec ardeur.

Lorsque l’infortuné se vit privé de tout appui, il se livra à une désolation bien légitime et au tourment d’une cruelle angoisse. Qui pourrait exprimer aujourd’hui l’amertume des larmes qu’il répandit en implorant sainte Foy? Mais, si je ne m’abuse, bientôt vont éclater les merveilles de la puissance divine qui a rendu notre sainte si glorieuse dans le ciel. O antiquité, oppose, si tu veux, tes antiques prodiges aux nouvelles merveilles. O grand apôtre au mérite si éminent, permettez-moi de le dire, qui donc, réserve faite de votre rang, peut être comparé à celle qui est notre gloire? Voici que notre petite vierge ambitionne d’opérer des prodiges plus grands que les vôtres. Ce n’est plus en effet par l’ombre du corps, ou mieux par la parole, par l’imposition de sa main ou par la vertu de sa ceinture, comme le fît Paul (3), que Dieu opère ses merveilles; son seul nom invoqué de loin provoque et obtient les bienfaits divins. Nous trouverions bien d’autres sujets de comparaison, /613/ mais nous ne devons pas mettre plus longtemps en cause ces hommes célestes à qui tant de puissance a été conférée au ciel et sur la terre, de peur que l’on nous accuse d’être, ce qu’à Dieu ne plaise, les détracteurs des saints.

Revenons donc à l’histoire de notre infirme. Tandis qu’il implore sans trêve l’appui de sainte Foy, tout à coup, par la volonté de Dieu; le vieillard se dresse sur ses pieds restaurés et ne chancelle nullement, contrairement à ce qui arrive ordinairement en pareil cas. La guérison que la foi a demandée a été obtenue de sainte Foy sans réserve. Ce vieillard aux membres rajeunis parvint rapidement jusqu’à nous en marchant ou plutôt en courant avec ses propres jambes, dans l’intention de nous faire la relation de ce qui lui était arrivé; or nous étions à la distance de deux milles environ. Dès qu’il nous eut rejoints, il fut accueilli de tous avec un empressement bien mérité, et d’un cœur plein d’allégresse il s’unit à nous pour rendre gloire à Dieu et mille actions de grâces à la merveilleuse sainte. Comme une preuve sensible du prodige, il portait encore les marques de son ancien mal; nous avions aussi le témoignage irrécusable de ceux mêmes qui l’avaient transporté jusqu’au village. Il était aisé de constater qu’il était mal assuré et chancelant sur ses jambes. Ce n’était pas surprenant; il n’avait pas l’habitude de la marche, et cette longue course l’avait fatigué. On le voyait toucher de ses mains ridées le brancard de la sainte statue, et tous ses mouvements étaient ceux d’une personne qui s’essaie et qui débute; cependant il était impossible de douter de son grand âge. Comment n’être pas frappé d’admiration à cette vue? Une partie des assistants fondait en larmes, l’autre poussait des cris de joie; les uns y trouvaient un sujet de pleurs, les autres un motif de réjouissance. Ceux qui ont assisté avec nous à ce touchant spectacle vivent encore et sont des témoins irrécusables du prodige. Ils s’appliquent à glorifier Dieu qui est admirable dans ses saints (1) et merveilleux dans ses œuvres et qui fait retentir la gloire de sainte Foy aux quatre points cardinaux dans les trois parties du globe terrestre.

[Nota a pag. 610]

(1) Robert, comte de Rouergue, était d’abord comte d’Auvergne. Il épousa, au plus tard en 1051, Berthe, fille d’Hugues, comte de Rouergue, qui mourut en 1053 sans descendance mâle. A la mort de ce dernier, Berthe devint comtesse de Rouergue, et Robert, son mari, prit le titre de comte de Rouergue et de Gévaudan. Cette comtesse Berthe, qui était l’arrière-petite-fille de celle dont il est question plus haut (liv. I, c. xxviii), mourut sans postérité en 1066; Robert se remaria en 1069, avec Judith, fille du comte de Melgueil (Cf. Bosc, Mém., p. 41; – de Barrau, Documents hist. et généal. I, p. 210; – de Gaujai, Etudes histor., I, p. 212). Robert vivait encore, mais fort âgé, en 1095. Torna al testo ↑

[Note a pag. 611]

(1) D’après la construction de la phrase dans le texte, il semble que c’est le comte lui-même qui n’était pas d’âge nubile. L’apparence du contexte, ainsi que la comparaison de cette phrase avec un passage absolument semblable de Sidoine Apollinaire (Epit., liv. VII, ép. 2) montrent qu’il s’agit de l’épouse. Torna al testo ↑

(2) Tanavelle, Tanavilla, commune du canton et de l’arrondissement de Saint-Flour, Cantal. L’église de cette localité était connue dès le ixe siècle. (Dictionn. statist. du Cantal, V. p. 430). Elle fut donnée à l’abbaye de Conques en 1058 par Robert II d’Auvergne, comte de Rouergue, et sa mère Philippie, qui confirmèrent leur donation en 1059 (Cartul. Introd., p. XC; nos 46, 523). Torna al testo ↑

(3) Le diocèse d’Auvergne ou de Clermont comprenait les départements actuels du Puy-de-Déme et du Cantal. Torna al testo ↑

(4) Chef-lieu d’arrondissement, Haute-Loire. Torna al testo ↑

(5) Act. iii, 1-11. Torna al testo ↑

[Note a pag. 612]

(1) Massiac, Masiacum, chef-lieu de canton, arrondissement de Saint-Fiour, Cantal. (Cf. Cartul. Introd., p. XCII, nº 528). Torna al testo ↑

(2) Talizat, anciennement Talaizat, se nommait alors Talasiacum; aux ixe et xe siècles, Taladiciacum; au xiiie Talaisiacum; dans le canton N. de l’arrondissement de Saint-Fiour, Cantal. Torna al testo ↑

(3) Act. xix, 2. Torna al testo ↑

[Nota a pag. 613]

(1) Ps. lxxii, 36. Torna al testo ↑