Bouillet Servières
Sainte Foy
Vierge et Martyre

Livre des Miracles de Sainte Foy
Supplément 4 – Manuscrit de Londres

/613/ Latino →

IV.

Autre miracle opéré par Jésus-Christ en faveur de deux prisonniers, pour la glorification de notre vierge.

Puisque nous avons à cœur de poursuivre, dans cet écrit, le récit des éclatants prodiges de l’illustre vierge, efforçons-nous de raconter ceux qui restent encore, dans le style qui leur convient. Cet écrit sera ainsi pour la postérité un enseignement, pour les âmes droites une édification, pour les impies haineux un châtiment, pour nous une récompense. Avant même d’en tracer le commencement et tandis que le sujet en était à peine conçu dans mon esprit, il m’arriva, il est vrai, une contradiction si imprévue que j’en suis tout étonné; ou plutôt non, je n’en suis pas étonné. Qui d’ailleurs peut échapper au dénigrement des hommes envieux et perfides? Mais, Ce qui est surprenant et digne de remarque, ils ne redoutent pas, comme le dit Cicéron dans ses Philippiques, le sort de ceux dont ils imitent les actes pervers. Il n’importe. Car dit saint Augustin, la où manque la connaissance de l’éternelle et immuable vérité, là aussi la vertu devient mensongère, même avec des mœurs honnêtes. Salomon à son tour a pro- /614/ nonce cette parole prophétique: « Les siècles futurs ne les exalteront pas; mais ceci est une vanité et une affliction d’esprit (1) ». Enfin, s’ils n’imposent silence à leur langue envenimée, je les en ferai repentir, j’en ai éprouvé le moyen. Et maintenant venons au récit que nous devons exposer.

Nous venons de voir comment un chevalier fut fait prisonnier, puis délivré par une intervention miraculeuse. Nous allons raconter semblable aventure de deux autres chevaliers, mais dans des circonstances différentes.

Dans cette province de Rouergue où est déposé et surtout vénéré le corps saint de la vierge si célèbre par ses miracles, deux chevaliers de noble extraction, illustrés par leur propre mérite et remarquables par leur opulence, furent faits prisonniers, comme il arrive dans ces querelles trop fréquentes, durement traités et emmenés au château de Montmurat (2) qui était, dit-on, des mieux fortifiés contre toute tentative d’évasion. L’un d’eux s’appelait Bégon, l’autre Arnald. Je les ai vus souvent tous deux; il m’en souvient parfaitement. Dès qu’ils furent arrivés à ce château, ils subirent le sort cruel réservé à leurs pareils. Par un raffinement de barbarie, chacune de leurs jambes fut enfermée dans une entrave et soumise sans relâche à une pression des plus douloureuses. Ils étaient soigneusement gardés par des geôliers. Leur triste situation se prolongeait sans adoucissement, et nulle combinaison, si subtile fut-elle, ne se présentait pour leur fournir l’espoir de s’évader. Leur esprit était d’ailleurs comme engourdi par la violence de la douleur; dans leur abattement ils n’avaient pas même la pensée qu’ils pouvaient être secourus. Enfin ils retrouvèrent le sentiment. Jusque là ils avaient perdu même le souvenir du refuge unique et assuré, je veux dire, sans offense pour la foi, celle dont les mérites sont au-dessus de toute louange humaine, sainte Foy, cette puissante sainte qui ne refuse jamais, en quelque lieu que ce soit, de porter secours à ceux qui l’implorent par des prières ferventes. Maintenant tous deux se, souviennent d’elle et ne cessent plus de l’invoquer. Ils mêlent leurs larmes à leurs prières; son nom ne s’éloigne plus un seul moment de leurs lèvres ni de leur cœur, comme il arrive fréquemment à ceux qui sont au combat ou qui se trouvent dans quelque danger extrême.

Or, tandis qu’ils s’adressent à la sainte dans leur incessante prière et qu’ils implorent assidûment son secours et son intervention, voici que la glorieuse vierge apparaît dans une vision à l’un d’eux, durant la nuit, et lui dit:

« Puisque vous vous êtes adressés à moi avec tant de confiance pour obtenir mon intercession dans votre calamité, je ne dédaignerai pas de vous faire miséricorde, malgré votre indignité, et de vous accorder l’aide que vous demandez. »

Puis il sembla au prisonnier qu’elle ajoutait encore ces paroles:

« Tenez-vous prêts, car demain vos vœux seront exaucés, et dès que vous aurez reçu mon avis, n’ayez plus crainte de personne. L’ordre qui vous sera donné au sujet de votre délivrance, les avertissements qui vous seront adressés, vous les exécuterez aussitôt avec fidélité. En sortant d’ici ne vous laissez troubler par aucune frayeur; mais voyagez hardiment sur le chemin public, et si vous faites quelque rencontre défavorable, vous n’en éprouverez pas le moindre mal. »

A son réveil, le prisonnier, convaincu que cet avis venait du ciel, et plein de /615/ confiance en une si heureuse promesse, s’empressa de communiquer à son compagnon d’infortune ce qu’il avait vu ou mieux ce qu’il avait entendu. Il est impossible de peindre la joie qui remplit le cœur de tous deux, à ce récit. Ils célébrèrent avec allégresse les merveilles de ce grand Dieu qui est l’espérance des fidèles et la foi des croyants, qui exauce les prières des humbles et ne méprise jamais l’appel de ceux qui l’invoquent avec confiance.

Le jour suivant était près de son terme; nos deux prisonniers l’avaient passé dans l’attente, et dejà leur espoir s’était attiédi, lorsque deux bouffons d’humeur folâtre s’arrêtèrent devant le château pour y demander l’hospitalité de la nuit. L’un d’eux était de Conques, l’autre de Carlat (1). Comme ils ne sont connus que par leurs incessantes; bouffonneries colportées en tout lieu, la postérité ne peut trouver aucun intérêt à rechercher leurs noms. Et comme la censure des méfaits stigmatise à jamais les méchants aussi bien que l’éloge des belles actions immortalise les bons, nous avons jugé à propos de nous abstenir de transmettre à la postérité par nos écrits le nom de nos deux visiteurs. Dès qu’ils font leur entrée, ils tirent leurs épées du fourreau, selon la pratique de ces évaporés qui ne savent jamais agir en hommes sérieux, et les brandissent par manière de jeu en courant çà et là et en frappant de tous côtés d’estoc et de taille comme des furieux; puis ils profèrent des clameurs insensées:

« Allons, s’écrient-ils, hors d’ici, race dégénérée; sauvez-vous, âmes viles; éloignez-vous, hideuse engeance; car vos possessions nous ont été livrées par le seigneur de ce château. »

Les prisonniers, frappés par ces exclamations dont ils reconnaissent fort bien les auteurs, attendaient d’abord, dans un sentiment de surprise, l’issue de cette scène. Puis, convaincus que tout ceci est en leur faveur, ils se disposent à accomplir les ordres qu’ils ont reçus du ciel, sans crainte d’opposition ni d’obstacle. Ils s’encouragent mutuellement à l’action, ils s’assurent l’un à l’autre que la parole de Dieu ne peut les induire en erreur, et tous deux s’accordent à conclure qu’ils doivent se soumettre à la direction céleste elle-même. Le jour, quoique sur son déclin, avait encore toute sa lumière. Les deux prisonniers, portant toujours à leurs jambes les entraves et les fers qui les pressaient comme auparavant, sortent ensemble, par l’effet de la protection divine, de la tour où ils étaient gardés avec tant de barbarie et se sauvent aussi promptement qu’ils le peuvent. A leur sortie, ils rencontrent des hommes qui traitaient leurs affaires. Mais grâce à une intervention divine, ceux-ci furent tellement illusionnés qu’ils prirent les fugitifs, non pour des étrangers, mais pour deux des leurs. Plus loin, à peine nos prisonniers arrivent-ils à l’issue du village, qu’ils font la rencontre du seigneur même du château, qui s’appelait Hector (2). Mais ils ne pouvaient éprouver aucune frayeur, protégés qu’ils étaient par leur céleste conductrice. Le seigneur était entouré de quelques-uns des siens et s’entretenait avec eux; il était tout absorbé par l’exposition d’une affaire. Les fugitifs passent devant lui; mais personne de l’entourage ne les reconnaît et n’en dit mot au seigneur, qui ne se détourne même pas et ne les aperçoit pas.

Enfin, dociles à l’avertissement de leur bienfaitrice, ils marchent avec assu- /616/ rance sur la voie publique, où ils ne redoutent plus les embûches de l’ennemi, et ils s’avancent d’un pas assuré, dédaignant la recherche des antres, des rochers et des cavernes, évitant les sentiers écartés qui pourraient offrir plus de périls. Arrivés sur le bord du Lot (1), ils ne trouvent aucune barque pour passer la rivière; et, comme la nuit tombait dejà, ils passent à gué et se rendent chez eux avec leurs entraves qui s’étaient relâchées. Là ils brisent aussitôt les clous qui reliaient leur instrument de supplice. Mais transportés de joie, ils ont à peine la patience d’attendre un jour pour se reposer et s’empressent d’accomplir le pèlerinage de Sainte-Foy, nu-pieds, comme il convenait. Là ils offrent à la sainte leurs énormes chaînes de fer avec les plus vives actions de grâces.

[Note a pag. 614]

(1) Eccl. IV, 16. Torna al testo ↑

(2) Montmurat, Mons Miratus, département du Lot. Les seigneurs de Montmurat firent dès le xie siècle des donations au monastère de Conques. (Cartul. nos 271, 450, 468, 508). Torna al testo ↑

[Note a pag. 615]

(1) Voir plus haut, p. 572, note. Torna al testo ↑

(2) C’est sans doute cet Hector, seigneur de Montmurat, qui fit une donation à l’abbaye de Conques au xie ou au xiie siècle. (Cartul. nº 468.) Torna al testo ↑

[Note a pag. 616]

(1) Le Lot, Oltis. Voir plus haut, p. 558, note. Torna al testo ↑